Il existe des contes philosophiques (pensez à Voltaire et aussi à Camus), pourquoi n’y en aurait-il pas en théologie ? John Cobb, un des principaux théologiens du Process, auteur de nombreux ouvrages savants, a écrit en 1990 un récit « christologique » intitulé Doubting Thomas (traduit en français chez Van Dieren sous le titre Thomas pris de doute, 1999).
Thomas est étudiant en théologie dans une université américaine. Il se destine au pastorat et son Église lui demande de faire dans le cadre de sa formation un stage pastoral, sous la conduite d’une femme fine, intelligente et chaleureuse, chargée d’une aumônerie universitaire. Il admire beaucoup sa directrice de stage, mais ses prédications l’étonnent et le troublent. Elle parle souvent de Jésus, qui visiblement compte beaucoup pour elle, sans jamais mentionner sa divinité. Elle ne la nie pas explicitement, mais ses propos suggèrent qu’elle voit en Jésus un homme en qui Dieu habite et agit, un prophète par lequel il parle plutôt que la deuxième personne de la Trinité et l’incarnation de Dieu. Or pour Thomas, la divinité de Jésus est la « pierre angulaire » de la foi évangélique. Sa directrice de stage, bien que pasteur(e) respectée, aimée et chargée d’un ministère important, est-elle vraiment chrétienne ? Cette question le perturbe, et il se décide d’en parler, avec sa directrice de stage elle-même, avec un autre stagiaire, un coréen, et divers spécialistes.
Il s’aperçoit vite que le problème est beaucoup plus complexe qu’il ne le pensait au départ. Une historienne lui explique comment s’est formé le dogme classique, ce qui à la fois éclaire et relativise les formulations dites orthodoxes. Il prend conscience que les expériences et les cheminements individuels conduisent chacun à exprimer à sa façon ce que représente le Christ pour lui. En débattant avec des amis, il découvre les réflexions de penseurs libéraux, de féministes, de théologiens de la libération, de non occidentaux. Il rencontre un groupe d’étudiants bouddhistes qui lui parlent simplement et sincèrement de leur spiritualité ; quand vient son tour de s’exprimer, il ne sait plus que dire ; il sent que la conception traditionnelle du Christ (la divinité de Jésus, le sacrifice expiatoire de la Croix, etc.) fait obstacle à un échange et un partage avec eux. Au fil de ces conversations et expériences, Thomas change. Sa femme, un peu inquiète de son évolution, lui demande s’il croit toujours que Jésus est son seigneur et sauveur. Oui, il le croit toujours, aussi fortement qu’avant, mais autrement, de manière moins rigide et simpliste, plus ouverte. Au lieu d’une forteresse de certitudes arrêtées et verrouillées, il découvre que la foi est recherche, quête et engagement concret. Vivre le Christ comme un chemin et un guide a plus d’importance que d’adhérer à la doctrine des deux natures.
Pas de conclusion magistrale et définitive à cette enquête (même si, quand on connaît Cobb, on voit vite de quel côté il penche). Elle invite et incite le lecteur à se mettre en route et à réfléchir par lui-même. Ce que Thomas découvre peut se résumer en deux convictions toutes simples et pourtant fondamentales : il y a différentes manières de croire qui doivent se conjuguer plutôt que s’exclure mutuellement ; si le Christ est une « bonne nouvelle », cela veut dire qu’il nous rend libres, nous aide à avancer, nous ouvre aux autres et nous mobilise concrètement. À Évangile et Liberté où on souligne souvent la solidarité de la foi et du doute, on ajoutera volontiers que le doute de Thomas a vivifié sa foi en mettant en question ses croyances.
On peut se servir, bien sûr, de ce petit livre, comme d’un cours d’introduction à la christologie que le récit rend vivant. On entre dans la quête de Thomas et on en perçoit les enjeux concrets mieux que ne l’aurait permis un exposé doctrinal. Il ne s’agit toutefois pas seulement d’un « truc » pédagogique. Dans la Bible (un peu moins dans la tradition chrétienne), la narration occupe une grande place ; on a beaucoup et justement souligné que notre identité se dit et se forme à travers des récits. Avant son trouble, Thomas n’avait en fait rien à raconter, il récitait un catéchisme ; à travers cette crise, il suit un itinéraire qui rend sa pensée vivante et sa foi personnelle ; il peut maintenant parler pour son compte et ne pas se contenter de répéter.