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L’Écriture seule ? Pas tant que ça !

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Bernard Reymond

La tradition joue-t-elle un rôle dans le protestantisme ? Bernard Reymond montre que, effectivement, les protestants ne se sont jamais contentés de « l’Écriture seule », mais qu’ils ont tenu compte également de leur propre expérience, et de la tradition.

Les protestants aiment volontiers rappeler que, à la différence du catholicisme qui fonde sa doctrine sur « l’Écriture et la tradition », eux ne se fondent que sur l’Écriture seule –sola scriptura. Mais ce « principe scripturaire » correspondil à la réalité ? On peut se permettre d’en douter. À y regarder de près, on constate que dès les origines, le protestantisme et les Réformateurs eux-mêmes ont bel et bien été influencés par la tradition, et que, tout comme nous, ils n’ont pu éviter de lire les Écritures avec les lunettes de leur temps et celles de leur sensibilité individuelle. Sur ce point comme sur d’autres, le protestantisme n’est pas et n’a jamais été aussi « soliste » qu’il se plaît à le répéter, tout simplement parce qu’il ne peut pas l’être. C’est vrai de tous les courants qui le constituent, fussent-ils les plus orthodoxes ou les plus apparemment biblicistes.

  Comme l’a très bien montré Ernst Troeltsch dans un cours de dogmatique de 1912-1913 peut-être bientôt disponible en traduction française, l’élaboration de la pensée chrétienne se réfère toujours à trois instances : à la Bible, à la tradition et à l’expérience présente. C’est évident avec les Réformateurs.

  Prenons Luther : son problème a d’abord été son besoin de salut personnel que ne satisfaisaient pas l’Église de son temps et la tradition de son ordre. C’est sa lecture des Écritures, en particulier de l’épître aux Romains, qui l’a tiré d’affaire : « L’homme est justifié par la foi sans les oeuvres de la loi » (Rm 3,28). Mais il a lu ce passage en fonction de sa propre expérience spirituelle et, sous sa plume, le texte traduit est devenu « par la foi seulement ». Ne le lui reprochons pas : c’est très bien ainsi. Mais enregistrons pour le moins le fait que, en l’occurrence, il ne s’est pas référé à l’Écriture seule, mais à cette Écriture telle que son expérience l’incitait à la comprendre. Si l’on y regarde de plus près, sa lecture était également télécommandée par celle que saint Augustin avait faite de la pensée paulinienne, toujours en fonction de son expérience personnelle – une lecture augustinienne qui a marqué toute la tradition chrétienne occidentale (à la différence de la tradition orientale). Et si l’on remonte plus haut encore, on constate que la lecture que Luther a faite des évangiles, donc du message de Jésus de Nazareth, était tributaire à son tour de l’interprétation que Paul en a donnée et qui a déteint sur Augustin…

  Remarques du même ordre à propos de Calvin. Comment n’être pas frappé, à la lecture de son Institution de la religion chrétienne, du fait qu’il ne laisse évidemment pas d’y citer abondamment les Écritures, mais qu’il ne cesse pas non plus de se référer, comme norme de sa pensée, à « l’Église ancienne », c’est-à-dire à celle des premiers siècles jusques et y compris les grands conciles oecuméniques, sans que l’on sache toujours au juste lesquels il prend en considération et lesquels il laisse de côté. C’est que, sans le dire expressément, il n’hésite pas à trier entre les dogmes qu’ils ont définis, tout comme il trie entre les passages bibliques qui lui semblent importants et ceux qu’il néglige, et tout comme encore ces tris sont tributaires à la fois de sa propre compréhension de la foi chrétienne et des circonstances auxquelles il estime devoir faire face (ses argumentations controuvées à l’occasion de l’affaire Servet le montrent bien).

  L’attitude d’un Sébastien Castellion, au même moment, est autrement plus convaincante, lui qui considère comme un art le fait de douter et de croire,d’ignorer et de savoir, car « un péché les plus opiniâtres où il arrive aux hommes de tomber, c’est de croire où il faut douter, de douter où il faut croire » ; aussi a-t-il l’honnêteté et l’humilité de reconnaître que toute référence aux Écritures implique une interprétation, donc une bonne part de subjectivité.

  En fait, c’est l’orthodoxie subséquente qui a durci le principe scripturaire en posant que le protestantisme, pour l’élaboration de sa doctrine et l’ensemble de ses usages, ne s’en réfèrerait qu’à la seule Écriture. Comme l’écrivait par exemple en latin, en 1700, le théologien réformé zurichois Johannes Henricus Heideggerus, « l’Écriture sainte est la parole de Dieu… norme unique de la foi et de la vie pour le salut ». Mais à parcourir rapidement ses textes, on découvre que le recours à cette « norme unique » est lui-même orienté par une conception générale et un souci de synthèse doctrinale qui, justement, font échec au principe posé. Heideggerus et ses pairs n’ont pu éviter d’être tributaires à leur tour d’une tradition : celle d’un protestantisme qui cherchait à tout prix à se démarquer de l’usage que la théologie catholique faisait au même moment de la tradition. C’est donc pour une bonne part ce démarcage qui, chez eux, commandait la mise en oeuvre du principe en question. Leur intransigeance sur ce point n’était donc, à tout prendre, que de façade.

  Ensuite, le protestantisme, sous toutes ses formes, n’a cessé et ne cesse encore de dépendre de ses propres traditions, mais au nom de prises de position toujours liées à des appréciations plus ou moins subjectives de la situation et à la sensibilité personnelle de ceux qui les préconisent. Ainsi les uns entendent-ils qu’on reste imperturbablement fidèle à la pensée des Réformateurs ; d’autres demandent que l’on s’en affranchisse pour mieux répondre aux exigences du présent, mais toujours par référence à ce donné initial ; d’autres encore s’inscrivent résolument en réaction contre ce qu’ils trouvent être le caractère compassé du protestantisme traditionnel pour faire droit aux enthousiasmes, voire aux exaltations de certains évangélismes ou pentecôtismes. Chaque fois, on retrouve les mêmes trois référents : la Bible, la tradition et l’expérience présente ou personnelle.

  Sur le plan des idées, la controverse entre le catholique Alfred Loisy et le protestant Adolf von Harnack reste emblématique de cet état de fait. Ce dernier a publié en 1901 le texte de ses conférences prononcées à l’Université de Berlin sur L’essence du christianisme (traduction française 1907). Son dessein : mettre en évidence cette « essence » en dégageant le message de Jésus de tous les développements dont il a été l’objet ultérieurement, en particulier sous l’influence de la pensée hellénique, voire sous celle de l’apôtre Paul. On a pu qualifier cette démarche de typiquement libérale, et elle l’était.

  Mais Loisy aux yeux de qui l’Église et son hellénisme, loin de fausser l’Évangile de Jésus, sont au contraire venus les sauver de la débâcle ; Loisy, le moderniste excommunié pour ses idées, a eu beau jeu de reprocher à Harnack de n’avoir pas réellement retrouvé le Jésus de l’histoire, mais d’avoir donné de lui « l’image d’un protestant libéral réfléchie au fond d’un puits », autrement dit un portrait correspondant aux attentes d’un Européen cultivé au cap du XXe siècle. Peu après, Albert Schweitzer, lui aussi protestant libéral convaincu, n’a d’ailleurs pas manqué de faire de la conception de Harnack une critique assez semblable : son Jésus était trop moderne, trop civilisé, et pas assez réellement historique.

  Que retenir de ce parcours ? La force et la légitimité de la démarche protestante ne sont pas tellement, comme on le répète trop souvent, de se réclamer « de l’Écriture seule », mais :

  a) de ne jamais laisser de s’en référer à la Bible pour prendre ses distances, chaque fois que c’est nécessaire, envers des traditions toujours sujettes à révision et envers les fantaisies des subjectivités individuelles ;

  b) de garder à l’esprit les apports des différentes traditions chrétiennes auxquelles nous devons finalement beaucoup, sans craindre évidemment de les remettre en question ;

  c) de miser suffisamment sur nos subjectivités présentes pour que jamais notre référence aux Écritures ne nous incite à nous retrancher dans quelque tour d’ivoire de la science ou de la piété.

Image de Bernard Reymond
Bernard Reymond
né à Lausanne, a été pasteur à Paris (Oratoire), puis dans le canton de Vaud. Professeur honoraire (émérite) depuis 1998, il est particulièrement intéressé par la relation entre les arts et la religion.
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