La lecture de Michael Walzer est entrée dans ma vie de plusieurs côtés. D’abord, et à l’encontre de la vision « capitaliste » de Max Weber, Walzer, dans son premier livre La révolution des saints (1965, 1987 chez Belin), a su présenter le calvinisme comme la première forme de radicalisme révolutionnaire, et le puritain comme « le premier de ces agents autodisciplinés de reconstruction politique et sociale dont l’histoire moderne a connu tant d’exemples ». J’ai puisé dans cet ouvrage quelques-unes de mes passions, celle notamment pour John Milton, le grand poète et penseur de la révolution anglaise — et ultérieurement pour les dissidents et la flibuste.
Presque en même temps Paul Ricœur et le sociologue Laurent Thévenot ont attiré notre attention sur Sphères de justice (1983), bien avant sa publication en France en 1987 ; et tout au long des années 1990 nous avons été très marqués par cette analyse du caractère divers des injustices, qui se mesurent sur des registres trop hétérogènes pour être additionnés, ce qui rend l’équité politique complexe et plurielle.
Dans son Traité sur la tolérance (1997, traduit en français dès 1998), il distingue des régimes de cohabitation divers comme le régime impérial, les États-nations, les sociétés d’immigrations, etc., et cela m’a été très précieux pour analyser ce qui se passe au moment du passage du régime impérial à celui de l’État-nation dans l’Empire Ottoman, le conflit des régimes de mémoire que cela génère – avec pour nous aujourd’hui, la question vive de savoir comment conjuguer une certaine reconnaissance des appartenances, des attachements communautaires, et la revendication des droits et libertés individuelles. Bref, Michael Walzer a été au centre de nos lectures et des questions les plus actives de notre temps.
Dans ce texte passionnant, et dont on verra l’importance théologique, il suggère une voie qui tente de passer au travers de l’alternative entre un sujet universel et abstrait, capable d’emblée de parler à tous, et un sujet singulier mais solipsiste, enfermé dans son idiotie incommunicable, pour proposer une subjectivité limitée, mais relativement partagée, sinon même générée par ce partage avec d’autres, de proche en proche, dans des cercles divers, et proposant à chaque fois des vérités partielles. On pourrait dire que le sujet n’est singularisé que par la pluralité des mondes auxquels il appartient et qui se chevauchent.
Et surtout il revient sur un thème qui lui est cher. En décembre 1992, il publiait dans la revue Esprit un article intitulé « Deux universalismes », où il opposait un universalisme de surplomb, qui s’impose de manière irréversible, et un universalisme réitératif, où les découvertes et les inventions les plus fondamentales de la vie humaine doivent être régulièrement redécouvertes, réinventées, réitérées dans les contextes nouveaux où les paroles anciennes ne disent plus rien : c’est sans doute que les jugements les plus justes, à force d’être répétés, deviennent des préjugés, que les découvertes les plus criantes de vérité deviennent des croyances établies. Il propose donc une universalité réitérative : il n’y a pas de Révélation ni de Loi, pas de Démocratie ni de Droits de l’homme, pas de Libération qui seraient « une fois pour toutes » et partout !
C’est aussi que nous n’avons de morale que formulée dans le langage d’une époque, et pas plus universellement définitive qu’une œuvre littéraire ou architecturale qui se prétendrait le dernier poème ou le dernier bâtiment ! Comme le disait aussi Ricœur, nous n’avons d’accès à l’universel que métaphorique, et selon notre langage, notre forme de société, notre époque, nous n’aurons pas les mêmes métaphores. Tout ce qui est universel doit reconnaître sa particularité, nous rappelle Walzer à l’encontre d’un « paulinisme » facile, largement sécularisé dans le monde occidental. Une universalité « réitérative », « métaphorique », on pourrait ajouter : « résistible ». C’est que tout ce qui est particulier pourrait prétendre à l’universalité : il n’y a pas d’un côté une culture-civilisation légitimement universaliste, et de l’autre des cultures tribales particulières. Tout ce qui semble particulier est doté d’une teneur universalisable. Et cela pourrait nous conduire au chaos mondial des universalismes combattants, chacune prétendant éliminer les autres. Cela pourrait aussi et plus probablement nous conduire au relativisme culturel, au scepticisme. Pour échapper à cette alternative, il faudrait penser une universalité résistible, qui n’existe qu’à être acceptée et reconnue, mais qui peut être refusée, et qui s’atteste en respectant la réitération créatrice des autres.
D’où l’intérêt de proposer un simple récit particulier, celui de la libération d’un peuple, l’Exode, et non une théologie d’emblée universelle. Walzer rouvre en passant le problème de notre lecture de Paul1. On sent dans ce texte l’ironie juive à l’égard de ceux qui ont trouvé la réponse définitive, le « une fois pour toute » et le « par un seul ». C’est ici l’immense intérêt de ce texte de Walzer, de nous appeler, comme Bayle le faisait en son temps, à une théologie qui intègre radicalement le pluralisme, l’idée que le Peuple élu n’est qu’une lumière parmi d’autres, et que Dieu est capable d’élire aussi les ennemis de son peuple ! Walzer nous laisse alors avec cette question essentielle : que se passe-t-il quand les différentes libérations-promesses sont en conflit ? Nous croyons peut-être trop vite à l’intersectionalité messianique des luttes, alors que ce conflit des libérations est justement ce qui ouvre l’espace proprement politique qui nous manque.
1. J’avais commencé à m’y atteler dans « La question occidentale. Le double sens du trait d’union », in Cités, n° 34, 2008/2. J’ajouterai ici que Calvin propose, par sa conception de la pluralité concomitante des alliances, une voix qui échappe à ce paulinisme trop triomphant dans sa kenose même, trop « hégélien ».