Au cœur de l’Europe, le pays le plus improbable est bien la Suisse. Trois aires linguistiques dominantes dont les habitants, souvent, ne se comprennent pas de l’une à l’autre, des cantons, en réalité des États, aux traditions et sensibilités confessionnelles différentes : la Suisse actuelle n’existerait pas sans la volonté de ces entités disparates d’être ensemble et si « les puissances », en 1815, n’avaient pas voulu qu’il y ait au carrefour de leurs intérêts cette confédération astreinte à un statut de neutralité. Plus européen, on ne fait pas !
Et pourtant la Suisse ne fait pas partie de l’organisation politico-économique qu’est l’Union européenne. Dûment consultée par un vote, sa population ne l’a pas voulu et ne le veut toujours pas. Réflexe collectif de repli ? Ce serait trop vite dit. Une partie du corps électoral réagit certes de cette manière, mais elle est minoritaire. Les Suisses voyagent beaucoup dans le vaste monde et savent très bien que leur pays, pour simplement continuer d’exister, doit participer à des échanges de tous ordres avec la planète entière. Leur attitude majoritaire actuelle de réserve envers l’UE tient surtout, selon moi, à un sens de la démocratie mâtiné d’influence protestante.
La Suisse actuelle, dans son organisation générale, date de 1848. À la suite de la brève guerre civile qui, sommairement dit, a opposé les cantons catholiques aux cantons protestants, la Constitution fédérale qui a scellé le retour à la paix a mis en place un régime de démocratie directe, complété à plusieurs reprises par la suite, qui suppose une conception très protestante du citoyen responsable et libre de ses opinions, y compris sur le plan religieux. Il est censé être suffisamment mature pour non seulement élire ses représentants aux chambres fédérales, mais aussi pour intervenir dans la gestion du pays par l’exercice de son double droit d’initiative (100 000 signatures pour soumettre au vote populaire un nouvel article constitutionnel) et de référendum (50 000 signatures pour soumettre au peuple une décision ou une loi adoptée par les chambres fédérales). Autrement dit, les Suisses ne cessent par leurs votes d’intervenir dans la gestion des affaires fédérales (quatre scrutins par année). C’est par exemple de cette manière que la Suisse a adhéré au système de Schengen : on ne saurait se montrer plus européen !
En revanche, sous la pression de courants d’opinion venus surtout des régions alémaniques, mais pas seulement, la Suisse se défend pour l’instant (certains voudraient que ce soit définitivement) de chercher à faire partie de l’UE, l’argument majeur étant en l’occurrence que l’UE est insuffisamment démocratique. Il est vrai que, sur ce point, les Suisses, du moins ceux qui participent effectivement aux scrutins fédéraux, sont particulièrement sourcilleux. À titre d’exemple, ils trouvent par comparaison peu démocratique le fonctionnement du système politique de la France républicaine. Mais, toujours sous un angle comparatif, les Français peuvent se demander si le régime suisse ne pâtit justement pas d’un excès de démocratie directe.
C’est en effet l’une des questions qu’en Suisse on ferait bien de se poser. Ces dernières décennies, certains partis se sont mis à lancer des initiatives constitutionnelles pour en faire autant d’arguments électoraux en leur faveur. Mais c’est à mon sens abuser de ce droit, et trop d’initiatives pourraient finir par étouffer le droit d’en faire usage. Quant à inscrire dans la Constitution fédérale, comme certains tentent de le faire, une interdiction définitive de chercher à faire adhérer la Suisse à l’UE, serait-elle plus réellement démocratique que celle d’aujourd’hui, ce serait là encore abuser de ce droit en refusant aux générations à venir la liberté de s’adapter à l’évolution des circonstances.
Et le protestantisme dans tout cela ? Le politique, pour lui, n’est jamais du domaine de l’absolu, mais du transitoire et, en démocratie, du compromis dûment négocié entre les courants de pensée ayant part à la décision. Les constitutions elles-mêmes, si elles transcendent les préoccupations individuelles ou groupusculaires, n’ont rien d’éternel ou d’irréformable. Les lois sont faites pour être respectées, mais elles n’ont rien de sacré. Antigone, dans sa résistance à Créon, reste à cet égard une figure emblématique, même si elle n’est pas biblique. Tout comme, évidemment, les prophètes d’Israël et leur renvoi parfois intempestif à la volonté divine. Ceux qui se réclament du Christ Jésus ont toujours toutes les raisons de s’en souvenir et d’en tirer les conséquences qu’ils jugent opportunes ou nécessaires dans leur participation à la vie politique de leur pays, de leur partie d’Europe ou du monde.