Expliquer l’origine de la religion, ou plutôt des religions, suffit aux yeux de bien des gens, qu’ils soient ou non au bénéfice d’une formation philosophique ou religieuse, pour la rejeter ou en condamner l’existence. Une citation de Friedrich Engels, l’un des pères de la doctrine communiste, est à la fois emblématique et programmatique à cet égard : « Toute religion n’est que le reflet fantastique, dans le cerveau des hommes, des puissances extérieures qui dominent leur vie quotidienne » (Anti-Dühring, 1878). Tout aussi mordante aux yeux de nombreux détracteurs de la religion est l’explication de Sigmund Freud – il la tenait pour « irréfutable » – qui, elle, passe par l’intériorité et rattache les « besoins religieux » à l’état infantile de dépendance absolue et à « la nostalgie du père que suscite cet état » (Malaise dans la culture, 1929).
L’un, Engels, se faisait de la religion une conception fondée sur sa critique de la société en proie aux méfaits d’une industrialisation accélérée dans laquelle il vivait ; l’autre, Freud, sur ses observations de médecin attaché à débrouiller les problèmes psychiques de ses patients européens au tournant du XXe siècle. Mais qu’en est-il sur le terrain, c’est-à-dire quand on cherche à savoir, ou plutôt à deviner, quelles ont pu être les religions de la préhistoire, quand on se demande si les tout premiers représentants du genre homo sapiens, auquel nous appartenons, avaient déjà une religion ou, si ce n’était pas le cas, à partir de quand ils en ont eu une ?
Religion naturelle et religion révélée
Posée sous cette forme, la question est somme toute très récente, du moins en regard de la longue, très longue histoire de l’humanité. Jusqu’au XVIIIe siècle, les penseurs européens en la matière se fondaient d’ordinaire sur les données de la Bible. Ils partaient de l’idée que, créé par Dieu, l’homme était par définition en relation avec son Créateur. Les théologiens s’empressaient pour la plupart de préciser que cette relation était profondément altérée par le péché – un point de vue dont certains esprits libres n’hésitaient pas à atténuer la portée. Quoi qu’il en soit, l’affirmation de base sur le statut religieux des humains était donc de type essentiellement dogmatique et entraînait logiquement l’idée d’un monothéisme originel, donc d’une seule religion initiale qui aurait dégénéré par la faute des hommes en plusieurs religions et en différents polythéismes. C’est à de telles déviances par rapport au Coran originel que l’islam attribue l’existence du judaïsme et du christianisme.
Tout aussi dogmatique et postulant l’existence d’une religion originelle unique est la « religion naturelle » sur laquelle ont misé les philosophes et théologiens du siècle des Lumières. Ils l’ont opposée à la religion « révélée » sur laquelle se fondaient les défenseurs de l’orthodoxie chrétienne pour rendre plus incontestable, mais à leurs propres yeux seulement, le christianisme des Églises établies. La religion « naturelle » était celle d’un « bon sauvage » dont on se faisait une image paradisiaque et complètement fantasmée, ou celle du « curé savoyard » dépeint par Jean-Jacques Rousseau, un curé qui restait néanmoins très attaché à des points essentiels de la foi chrétienne. La religion naturelle, en d’autres termes, était censée régler le compte des religions révélées en se prétendant plus originelle qu’elles et, partant, plus réellement légitime. Mais c’était de la pure spéculation, d’autant qu’aucun des philosophes et littérateurs qui postulaient l’existence de cette religion naturelle ne l’avait rencontrée ni examinée sur le terrain. Ils ne l’y auraient d’ailleurs jamais rencontrée, ce que savaient parfaitement les explorateurs qui, eux, étaient effectivement allés sur le terrain, comme le pasteur Jean de Léry qui, en 1557-1558, avait observé les mœurs anthropophages des Topinambas (voir son Histoire d’un voyage faict en la terre de Brésil).
L’émergence de la préhistoire Il faut attendre les années 1820-1830 pour qu’apparaissent les premières approches proprement scientifiques de la préhistoire. Jusqu’alors, on s’était surtout contenté de collectionner des objets trouvés dans des fouilles sans chercher à les dater ni s’interroger sur leur raison d’être. Désormais, les archéologues vont tenter de situer ces trouvailles dans le fil du temps et se demander à quoi, à quels types de comportement, à quelle ébauche de civilisation, voire de religion, ces vestiges pouvaient bien correspondre. Vers 1860, ceux que l’on appelle désormais préhistoriens s’intéressent de plus en plus à l’ancienneté et à l’origine éventuellement animale de l’Homme lui-même. La découverte des premiers restes de l’Homme de Néandertal en 1865, puis du crâne de l’Homme de Cro Magnon en 1868, relance évidemment le débat, d’autant que, dès 1859, la grande étude de Charles Darwin sur L’évolution des espèces contribue à situer le genre humain dans une perspective résolument évolutionniste. Parallèlement, le français Édouard Lartet et l’anglais Henry Christy fouillent en 1863 quelques sites majeurs du Périgord (Le Moustier, Laugerie-Basse, La Madeleine) et y découvrent des objets gravés qui sont une preuve décisive de l’existence d’un « art » préhistorique, mais beaucoup plus développé qu’ils ne s’y attendaient : « Ces œuvres d’art, écrivent-ils, s’accordent mal avec l’état de barbarie inculte dans lequel nous nous représentions ces peuplades aborigènes. » (Revue archéologique, 1895) Comme le remarque Jean Clottes dans son dernier livre Pourquoi l’art préhistorique ? (Paris, 2011), les premières hypothèses auxquelles ces découvertes donnent lieu sont « simples, à l’image d’une vie censée être idyllique, tournée uniquement vers la chasse et les loisirs ».
Gabriel de Mortillet (1821-1898), l’un des fondateurs de la paléontologie française, examine de près,en détail et avec compétence ces objets laissés derrière eux par les hommes de la préhistoire, mais pour aboutir à la conclusion que leurs activités décoratives étaient somme toute de l’art pour l’art. Animé d’un anticléricalisme militant, il leur dénie toute connotation religieuse. « Les gravures et les sculptures, dans leur ensemble aussi bien que dans leurs détails, écrit-il à propos de “l’homme quaternaire”, conduisent à la même conclusion, l’absence complète de religiosité. » Il n’y a selon lui, dans tout l’art de l’époque magdalénienne, « pas trace de cette aberration de l’esprit, de ce dévergondage d’imagination » qu’est la religion. (Le Préhistorique, Paris, 1885). Il pense avoir ainsi démontré scientifiquement, c’est-à-dire sur la foi d’observations objectives, que la religion n’a rien d’originel : elle serait apparue bien après les débuts de l’humanité et serait une invention tardive dont l’homme, par nature, peut parfaitement se passer.
Premières hypothèses L’existence des « hommes des cavernes » ou de « l’âge de la pierre » n’avait rien de paradisiaque. Elle a, au contraire, dû être terriblement rude et exigeante. Gabriel de Mortillet le savait déjà. Mais d’aucuns, aujourd’hui, en sont plutôt à imaginer, à l’instar d’André Comte-Sponville lors d’une récente émission de télévision, que la religion serait née d’une réaction aux peurs que cet environnement hostile devait sans cesse éveiller parmi les humains de ces temps les plus reculés. Ils se seraient adonnés à des rituels et auraient imaginé les premiers mythes pour mieux surmonter ces angoisses, tout en cherchant à se concilier du même coup, en adorant diverses divinités, les forces obscures et surnaturelles dont ils avaient le sentiment de dépendre tout en devant les affronter.
Autre source possible de religiosité : la mort et les questions qu’elle suscite. Gabriel de Mortillet, là encore, était péremptoire : « Il n’y pas trace de pratiques funéraires dans tous les temps quaternaires. L’homme quaternaire était donc dépourvu du sentiment de la religiosité. » Mais de telles traces, justement existent. Henry de Lumley (L’homme premier, Paris, 1998) situe à près de 90 000 ans l’âge des plus anciennes sépultures découvertes pour l’instant, accompagnées de signes évidents de rituels symboliques, par exemple le fait de corps déposés sur un sol jonché de fleurs ou recouvert de terre rouge. Mais cet auteur reste très prudent et se garde à cet égard de parler trop franchement de « religion ».
C’est surtout à propos des cavernes fréquentées par nos ancêtres lointains que les premières hypothèses en la matière se sont fait jour, en particulier celle d’un « culte de l’ours », renforcée en 1957 par la découverte, dans la grotte du Regourdou, non loin de celle de Lascaux, en Périgord, d’une sépulture datant de quelque 70 000 ans et regroupant côte à côte sous une même dalle les ossements d’un homme de Néandertal et ceux d’un ours. L’ours aurait-il été l’un des premiers dieux des humains ? Cette idée a joui pendant plusieurs décennies d’une grande popularité et le journaliste Christian Bernadac continue à y souscrire (Le Premier Dieu, Neuilly-sur-Seine, 2000). Mais les spécialistes l’ont maintenant très largement abandonnée. Il est vrai que, comme le signale Michel Pastoureau, l’ours était pour les hommes du Paléolithique « un être à part, un animal possédant des pouvoirs que les autres animaux n’avaient pas » (L’Ours, histoire d’un roi déchu, Paris, 2007) ; mais ce n’est pas une raison suffisante pour en conclure qu’il ait pu être l’objet d’un véritable culte.
L’abbé Henri Breuil (1877-1961) semble s’être gardé de poser trop carrément le problème d’une origine des religions, peut-être pour éviter de contredire trop ouvertement le monothéisme originel dont l’idée prévalait doctrinalement dans le catholicisme de son temps (il n’est pas certain qu’elle y soit complètement abandonnée). Quand il découvre en 1901 les grottes ornées des Combarelles et du Font-de-Gaume, en Dordogne, il les examine et les commente sous l’angle d’un art rupestre de la préhistoire, tout en supposant que les auteurs de ces peintures et dessins d’animaux cherchaient à acquérir sur eux un pouvoir magique de possession et de domination afin de s’assurer une bonne chasse. Mais s’agit-il bien de scènes de chasse ? Tous les chercheurs n’en conviennent pas. Cette hypothèse misant sur de la magie ou de la sorcellerie ne manque cependant pas d’attrait, voire d’une certaine légitimité, et conduit à se demander si ces grottes n’étaient pas à tout prendre les sanctuaires d’une religion de la préhistoire.
Les religions de la préhistoire
Dans un livre qui a fait date, le grand paléontologue André Leroy-Gourhan (1911-1986) n’hésite pas à parler à cet égard des Religions de la préhistoire (Paris 1964), mais avec une prudence qui a toute son importance : si nous pouvons, selon lui, présupposer et même admettre l’existence de religions ayant des grottes pour sanctuaire, par exemple celles de Pech Merle ou de Lascaux, nous n’avons, ni n’aurons vraisemblablement jamais les clefs de lecture pour reconstituer, même dans leurs grandes lignes, les religions qu’elles abritaient.
Horst Kirchner avait avancé en 1952 l’idée que l’art pariétal européen ancestral pourrait être lié à des rituels chamaniques. Leroy-Gourhan évoque cette hypothèse au passage, mais l’écarte comme étant par trop invérifiable. Jean Clottes et David Lewis-Williams n’hésitent cependant pas à la reprendre à leur compte vingt ans plus tard, mais de manière plus solidement argumentée, dans un livre richement illustré : Les chamanes de la préhistoire (Paris, 1996). Sur la foi de comparaisons avec des grottes ornées, mais récentes, par les San d’Afrique du Sud, et avec les rituels auxquels ils s’y adonnent, ces deux paléontologues suggèrent que, aux temps préhistoriques, certaines grottes peuvent avoir été considérées, dans leur profondeur, comme des lieux de passage entre le monde des hommes et un monde parallèle des esprits, comme des sortes de sanctuaires dans lesquels les chamanes entraient en transe pour établir un contact avec les forces de l’au-delà. Vues sous cet angle, ces grottes pourraient donc avoir été le lieu d’exercice de ce qu’il faudrait bien considérer comme des religions.
Le livre de Clottes et Lewis-Williams a suscité d’emblée de très vives critiques dans les rangs des préhistoriens et continue de le faire. Pour Jean-Louis Le Quellec, l’un de leurs contradicteurs les plus virulents, « ces interprétations ne sont pas vérifiables. Pour beaucoup elles ne sont même pas testables, c’est-à-dire que, si l’on ne peut prouver qu’elles sont vraies, il est également impossible de prouver qu’elles sont fausses. En d’autres termes, elles ne sont pas des assertions scientifiques », d’autant que, selon certains spécialistes, le recours à des drogues hallucinatoires serait tout à fait improbable en Europe en ces temps très reculés. Pour reprendre une expression dont se réclame le paléoanthropologue Pascal Picq, on peut qualifier cette argumentation de « matérialiste » en ce sens que ne sont retenues comme fiables que les traces matérielles laissées derrière eux par les gens de la préhistoire. Ainsi, à propos des restes de sépultures qui sont pour certains d’entre eux des vestiges considérablement plus anciens que les grottes ornées ou les objets décorés, on ne devrait même pas se demander si les rituels dont ils sont la trace témoignaient des questions « religieuses » que les premiers représentants du genre homo sapiens, voilà quelque 100 000 ans, se posaient peut-être déjà à propos de la mort et d’un éventuel monde des esprits. On devrait se contenter d’enregistrer l’existence de ces tombes, de les inventorier et de les décrire, sans plus.
La question à ne pas écarter : pourquoi ?
Jean Clottes reprend le problème, d’abord dans un article de 2003 (Revue pour l’histoire du CNRS , 8/2003), puis dans son dernier livre Pourquoi l’art préhistorique ? qui est un modèle de discussion sereine et nuancée : « Le danger de l’empirisme est double : d’une part, la prétendue objectivité qu’il revendique n’est en fait que la mise en œuvre implicite d’hypothèses et de théories communément acceptées par le milieu contemporain, le plus souvent sans avoir été débattues ni même formulées, comme si elles allaient de soi. D’autre part, il entraîne une certaine stérilisation de la recherche, que l’on réduit à la description en rejetant ce qui a sous-tendu la création des œuvres. Et pourtant, malgré dangers et difficultés, le but ultime de l’archéologie est ou devrait être la compréhension des phénomènes, autrement dit la recherche des significations. D’ailleurs, depuis les premières découvertes d’un art paléolithique au XIXe siècle et dans les décennies qui ont suivi, les tentatives d’explication n’ont pas manqué, tant il est vrai que la question du “pourquoi” est l’une des premières qui se pose au chercheur ou même au simple spectateur confronté à ces images mystérieuses que leur antiquité rend d’autant plus troublantes. »
Pour répondre au pourquoi des grottes ornées, ou du moins de certaines d’entre elles, Jean Clottes fait donc appel à un parallélisme avec les rituels chamaniques tels que Mircea Eliade les a par exemple décrits et analysés (Le chamanisme et les techniques archaïques de l’extase, Paris, Payot, 1951). Mais pourquoi ces rituels et pourquoi le besoin d’entrer par eux en relation avec un au-delà du réel ? « Le propre de l’homme (Homo spiritualis au sens large), écrit encore Clottes, est de pouvoir se projeter dans le passé et l’avenir, de se poser des questions sur lui-même et sur le monde qui l’entoure, de chercher à élucider les mystères et à en tirer parti. » Il y aurait donc en l’homme un aspect spirituel ou religieux (Clottes évite ce deuxième adjectif) inséparable de ce qu’il est, mais distinct des formes sous lesquelles il s’exprime – une idée très répandue dans les milieux chrétiens libéraux qui aimeraient ne retenir du christianisme que ce qu’il a de plus essentiellement spirituel et se désolidariser ainsi des rituels et des croyances hérités de la tradition chrétienne.
La religion dans son essence et ses médiations
Gerardus van der Leeuw a proposé de distinguer entre l’essence et les manifestations de la religion (La religion dans son essence et ses manifestations, Paris, Payot, 1948). Mais peut-on atteindre cette essence et la décrire indépendamment des formes sous lesquelles elle se manifeste ? On ne le peut pas davantage que pour la musique, la peinture ou la poésie. Le seul moyen de savoir ce qu’est la musique, c’est d’en écouter. Et si l’on cherche à imaginer ce qu’elle a pu être à ses tout premiers débuts, il faut encore songer à quelque chose qui soit à entendre. Musicologue et chef d’orchestre, Jean-François Monnard me disait que, à son sens, la musique doit avoir précédé la parole. Charles Darwin le pensait d’ailleurs aussi. Ne peut-on et ne devrait-on pas s’adonner à des réflexions du même ordre à propos de la religion ? La religiosité n’aurait-elle pas précédé la parole même, par exemple justement sous forme de musique probablement accompagnée de danse ? La religion n’est en tout cas jamais pensable indépendamment des formes que lui prête la religiosité. L’exigence spirituelle, fût-elle celle des hommes de la plus haute préhistoire, n’a jamais eu de réalité concrète qu’exprimée à la manière dont ces hommes lui ont fait droit par le truchement de rituels, de mythes, de peintures, etc.
Il vaut la peine, à cet égard, de jeter un coup d’oeil du côté du grand théologien libéral Ernst Troeltsch (1865- 1923) et de sa pensée. Dans sa Glaubenslehre, un cours de dogmatique reconstitué après sa mort et actuellement en cours de traduction, il explique que la foi ne peut se passer de médiations tout en relevant d’une instance qui, elle, n’est pas médiatisable (elle n’est pas non plus exprimable, dicible, explicable ou même perde l’intuition de l’Univers qui était au cœur de la pensée de F. D. E. Schleiermacher dans ses discours De la religion (1799), mais avec un pas de plus dans l’abstraction car, pour Troeltsch, la pensée de l’Univers est déjà une médiation à distinguer du non médiatisable qui est Dieu, mais Dieu au-delà du centre de nous-mêmes – ou complètement en-deçà de ce centre. Dans leurs enquêtes, les préhistoriens et autres paléontologues n’auront évidemment jamais accès qu’aux expressions médiatisées du non médiatisable qui est au cœur de la religion. Ces expressions ne se présentent à eux que sous forme de vestiges matériels, c’est-à-dire de médiations au second degré : des médiations de médiations. En se posant la question du pourquoi de certains de ces vestiges, un Jean Clottes et ceux qui partagent ses vues ont raison, à mon sens, de se demander s’il n’y pas là des vestiges fossiles de religion. Clottes est également fondé en raison à penser que l’homo sapiens peut aussi être dit homo spiritualis (peu importe si je persiste à le dire homo religiosus). Mais il faut accepter que ses premiers pas dans la religiosité, ou mieux encore dans la spiritualité, aient vraisemblablement été aussi maladroits, mal dégrossis, déconcertants que sa musique était sommaire ou cacophonique – accepter que, pour la sensibilité de l’époque, tout cela était probablement admirable, troublant, réconfortant, porteur d’une espérance de vie.
Une porte à laisser ouverte
L’origine des religions reste sujette à discussion. On ne règle cependant pas son compte à la foi religieuse à coup d’explications touchant toujours à ses retombées plus ou moins critiquables, mais sans jamais atteindre à ce qu’il y a en elle, dès l’origine, d’inatteignable, d’inexplicable, de non médiatisable. La science, dans son souci d’objectivité, ne peut examiner et constater que ce qui est accessible à ses propres critères. Elle n’a donc pas à se prononcer sur la réalité de ce non médiatisable. Elle ne peut pas la constater, mais non plus nier qu’elle soit. Pour rester scientifique, la démarche des préhistoriens doit se contenter de ce qu’elle observe sur le terrain. Mais ce qu’elle observe, comme le rappelle Jean Clottes, n’est pas dépourvu de signification. Et l’une de ces significations est que, selon les cas, il peut s’agir de vestiges de religion. Cette éventualité ne saurait être écartée d’un haussement d’épaules. Il est vrai que, pour être certain d’avoir affaire à des vestiges de religion, il faudrait connaître le sens que leur donnaient les humains qui les ont laissés derrière eux. Or ce sens, cette interprétation, n’est objectivement accessible qu’à travers des textes, donc dès l’apparition de l’écriture, c’est-à-dire seulement voilà cinq ou six mille ans.
Les vestiges des religions de la préhistoire sont considérablement plus anciens : jusqu’à près de 37 000 ans pour la grotte de Foz Côa au Portugal. Et les vestiges de sépultures sont plus ancestraux encore, certaines de ces esquisses de tombeaux provenant de l’homo neandertalis, plus ancien que l’homo sapiens. Plus les millénaires se sont écoulés, plus se sont effacées les traces des religions qui y étaient présentes. Mais l’estompement de ces traces n’entraîne pas l’inexistence d’une vie religieuse dans les temps les plus reculés. Pour le prétendre, il faudrait postuler arbitrairement, comme Gabriel de Mortillet, que la religion est le résultat des « folles conceptions d’une imagination dévergondée » et qu’elle ne peut par conséquent être qu’une invention tardive indûment exploitée par des prêtres. Une sensibilité ouverte au fait religieux peut en revanche souscrire sans se déconsidérer à une conception délibérément théiste du même type que celle de Troeltsch. Les Européens d’aujourd’hui pour lesquels la religion reste d’importance sont fondés à penser que la religion est une dimension de la conscience humaine à prendre en considération dès ses origines les plus reculées et à plaider pour que les recherches en préhistoire ne renoncent pas en tenir compte.
Cet article est un prolongement de la réflexion proposée dans mon dernier livre Dieu survivra-t-il au dernier Homme ? Essai sur la religion de l’homo sapiens (Genève 2012).