Calvin n’a rien d’un libéral. Pourtant il existe dans son oeuvre quelques thèmes, souvent omis ou négligés par les néo-calvinistes, dont les libéraux peuvent se considérer comme les héritiers.
En 1914, le très libéral pasteur Étienne Giran publiait un livre où il distinguait deux Réformes : celle incarnée par Calvin, dogmatique, rigide et fermée ; celle représentée par Castellion, libérale, ouverte et tolérante. Il plaidait pour que le protestantisme contemporain s’inspire de Castellion et non de Calvin.
À la même époque, Émile Doumergue, Doyen de la Faculté de Théologie Protestante de Montauban, excellent connaisseur et grand admirateur de Calvin, polémiquait contre les libéraux au nom de la théologie du Réformateur. Et il plaidait pour que le protestantisme s’en tienne à un strict calvinisme.
À la question posée par le titre de cet article, Giran et Doumergue auraient répondu par un « non » catégorique. Pour l’un comme pour l’autre, Calvin est le contraire d’un libéral et un libéral ne peut pas être calviniste.
À bien des égards, ils ont raison. Autoritaire, intransigeant, volontiers persécuteur, Calvin ne supporte ni contradiction ni divergence. Il ne faisait pas bon dans la Genève des années 1550 de penser autrement que lui ou de s’écarter des règles de conduite qu’il entendait imposer. Toutefois, dans son oeuvre riche et diverse, à côté de thèses qui me hérissent, quelques pistes me semblent conduire, si on les suit jusqu’au bout (ce que Calvin ne fait pas), à des attitudes libérales. J’en signale deux.
L’accommodation
Calvin a fait des études poussées en rhétorique. Il sait que tout discours, oral et écrit, s’adresse à des auditeurs ou à des lecteurs. Pour les atteindre, il doit s’exprimer dans leur langage et tenir compte de leur situation, de leur sensibilité, de leur savoir et de leur pensée.
Il en va de même pour la parole divine. Quand Dieu se révèle et s’exprime, il « s’accommode » à ceux auxquels il parle ; il se met à leur portée, comme une nourrice qui gazouille pour communiquer avec son bébé. Ainsi, le récit de la création présente le soleil et la lune comme les deux principaux luminaires célestes. Or, écrit Calvin, nous savons bien qu’il existe quantité d’astres plus grands. Cette page de la Genèse se conforme aux connaissances fausses et obscures des gens de l’époque ; autrement ils auraient été trop déroutés et n’auraient pas compris ce que Dieu voulait leur communiquer.
Cette thèse de « l’accommodation » ouvre la voie à une lecture culturelle de la Bible. Ses énoncés ne sont ni intemporels ni absolus ; ils sont liés à un contexte et il faut les relativiser, c’est-à-dire les mettre en relation avec leur environnement et leur époque. Si le message vient de Dieu, sa formulation demeure toujours humaine. Calvin ne va pas dans le sens du fondamentalisme. Il amorce prudemment et timidement ce qui deviendra la lecture historico-critique de la Bible.
Les religions
Pour Calvin, Dieu s’incarne pleinement en Jésus. Il n’en conclut nullement que Dieu n’agit, ne se manifeste et ne parle que dans la personne humaine du charpentier de Nazareth. Si Jésus est totalement Dieu (totus Deus), il n’est pas la totalité de Dieu (totum Dei). C’est ce que les spécialistes appellent l’extra calvinisticum. Il y a une présence et une révélation de Dieu en dehors de (extra) Jésus, même si Jésus est présence et révélation parfaites de Dieu.
Subtilité théologique, dira-t-on. C’est vrai, mais elle a des conséquences importantes. Elle permet d’accorder une valeur positive aux religions non chrétiennes. Alors que Luther (pour qui Dieu se révèle seulement en Jésus) les juge fausses, mensongères et diaboliques, Calvin considère qu’elles contiennent des « lueurs » de vérité. Certes, seul l’Évangile apporte la pleine lumière et permet le salut. Néanmoins, à côté d’erreurs et d’idolâtries, elles se fondent sur quelque chose qui vient de Dieu.
Il serait anachronique et abusif de faire de Calvin un adepte du rapprochement entre religions. Il n’en demeure pas moins que ce thème (qui a des antécédents dans la théologie patristique) ouvre des perspectives intéressantes. Quand, aujourd’hui, on tente de dialoguer avec des spiritualités non chrétiennes tout en restant fermement évangélique, ne s’inscrit-on pas dans une ligne voisine de l’extra calvinisticum ?