En septembre 1990, lors d’un séjour au Canada à l’occasion d’un colloque, je me suis trouvé un dimanche de passage, en transit, à Montréal. Je me suis rendu au culte dans une des paroisses protestantes francophones de la ville. Était-ce celle de l’Église Unie ou celle de l’Église Presbytérienne, deux Églises appartenant l’une et l’autre à la famille « réformée » ? Je ne m’en souviens pas. Nous étions peu nombreux, autour d’une trentaine ; le culte comportait une célébration de la Sainte Cène dont l’organisation et le déroulement m’ont frappé.
À l’invitation du pasteur officiant, nous nous sommes levés pour entourer la table, comme on le fait dans de très nombreuses paroisses. Un conseiller a distribué le pain ; au lieu de manger immédiatement le morceau reçu, chacun l’a gardé dans sa main. Le pasteur a dit alors la phrase que Jésus, selon l’apôtre Paul, a prononcée : « Ceci est mon corps qui est pour vous, faites ceci en mémoire de moi. » Et nous avons tous mangé ensemble, en même temps, le pain qui nous avait été donné. Ensuite, une petite coupe individuelle de vin a été remise à chacun. Le pasteur a dit la formule rapportée par Paul : « Cette coupe est la nouvelle alliance en mon sang, faites ceci en mémoire de moi. » Et nous avons tous bu ensemble, en même temps, notre coupelle.
Cette manière de faire, à la fois proche et différente de la nôtre, m’a paru heureuse et fraternelle. Elle tranche avec les cènes qu’on pratique habituellement où on consomme une bouchée de pain et une gorgée de vin l’un après l’autre, chacun à son tour, à la queue leu leu, ce qui n’est guère convivial. Dans les repas ordinaires, quand on est plusieurs à table, on attend, c’est une politesse élémentaire, que tout le monde soit servi pour commencer à manger. Ceux qui critiquent l’utilisation dans certaines paroisses de coupes individuelles prétendent souvent que la grande coupe a un caractère plus communautaire. Ce propos m’étonne toujours : le signe communautaire serait de boire et de manger conjointement, simultanément et non l’un à la suite de l’autre. Pour ma part, je n’accorde pas une grande importance aux sacrements. Ils tiennent une place très secondaire dans ma foi, ma piété et ma théologie. S’il fallait s’en dispenser, je n’en éprouverais ni regret ni manque. Un culte sans prédication me frustre et me donne un sentiment de vide ; un culte sans cène nullement. Œcolampade, le Réformateur de Bâle, disait qu’on prend la Cène pour les autres non pour soi. Je me reconnais tout à fait dans ce propos. Je participe à la Cène nullement par besoin intérieur personnel, mais parce que j’entends marquer ma solidarité avec l’assemblée et ne veux pas donner l’impression de m’en dissocier.
La célébration de Montréal (qu’il serait sans doute difficile de transposer pour une assistance nombreuse) m’a plu parce qu’elle mettait l’accent sur le lien entre ceux qui ont ensemble entendu et reçu l’Évangile qui a été prêché ; elle correspondait assez bien à ma manière de comprendre et de pratiquer la Cène. Si on voit dans le sacrement la participation à un mystère surnaturel ou la rencontre avec le Christ dans une sorte de tête à tête, on préférera sans doute d’autres types de célébrations. Dans les Églises Réformées, plusieurs compréhensions et plusieurs pratiques de la Cène sont possibles et légitimes. On doit avoir conscience de leur relativité, et se garder d’absolutiser, de canoniser et d’imposer l’une d’elles. Ce qui n’interdit nullement d’exprimer et d’expliquer ses préférences