L’évangéliste Jean transmet souvent l’enseignement de Jésus sous la forme de discours, alimentés par les controverses de ses adversaires, ou par les incompréhensions de ses disciples. Ici, il est question de Jésus « vraie nourriture descendue du ciel ».
Le discours de Jésus provoque des interrogations et des refus. Comment est-il possible de manger sa chair et de boire son sang ? On frise l’anthropophagie ! Les polémiques antichrétiennes des premiers siècles reprendront cette accusation. Et n’oublions pas qu’un des premiers interdits du judaïsme consiste justement à ne pas consommer de sang. On comprend le choc des auditeurs de Jésus. Ce qui m’intéresse dans le passage retenu n’est pas ce que l’on pourrait appeler (au risque d’un anachronisme que l’on voudra bien me pardonner) : la question eucharistique ; mais plutôt la manière dont l’évangéliste rend compte de la réception de l’enseignement de Jésus.
Car les évangiles en général parlent de cette réception et ceci de deux manières. D’abord, par les choix que chaque évangéliste effectue, il nous indique indirectement comment ce dernier a été reçu. En effet, chaque évangéliste effectue un tri parmi les informations à sa disposition pour ne faire figurer dans son évangile que celles qui lui paraissent intéressantes. Ensuite, même dans les informations retenues, chaque évangile présente régulièrement la manière dont des individus ou des groupes réagissent aux paroles ou aux actes du maître. Souvent en termes définitifs et manichéens : d’un coté les foules innombrables et les disciples qui les acceptent ; de l’autre les méchants opposants. L’évangile selon Jean paraît plus subtil sur ce point : il envisage non seulement des doutes au sein même des disciples, mais aussi que certains (et même en grand nombre) puissent simplement s’éloigner de Jésus sans forcément rejoindre le clan des méchants persécuteurs !
Ainsi, déjà du temps de Jean, les disciples étaient divisés. Les divisions dont l’évangéliste se fait l’écho sont aussi le reflet des divisions qui marquaient les Églises au moment de la rédaction de l’évangile. Cette perspective amène à réviser un certain nombre de considérations sur l’unité chrétienne. En particulier que celle-ci n’est pas un âge d’or à retrouver. L’unité des disciples et des premières communautés chrétiennes n’a jamais été une unanimité
. Quant aux doutes de certains disciples, Jean nous les présente comme des « murmures ». Le terme n’est pas anodin. Il renvoie aux murmures du peuple d’Israël dans le désert et qui rythment son avancée vers la Terre promise. L’analogie, en particulier avec les récits du livre des Nombres, est patente. Par cette référence, l’évangéliste semble indiquer que les murmures sont une composante de la marche de la foi.
Jésus ne se résigne pas à ces murmures. Il donne la clef de lecture de ses paroles sur sa chair et son sang par cette sentence : « C’est l’Esprit qui fait vivre. » En rapportant ces mots, l’évangéliste nous entraîne dans un univers symbolique qui s’atteint dans un dépassement de ce visible qui ne sera jamais une preuve. Au contraire, Jean affirme que dans le cheminement de la foi, vient le moment où le voir ne suffit pas, même s’il s’agit d’un voir exceptionnel ou quasiment surnaturel comme celui de « voir monter le Fils de l’homme là où il était auparavant ». Il ne sert donc à rien de multiplier les soi-disant preuves, qu’elles soient archéologiques, scientifiques ou psychologiques. Elles s’avèrent toujours impuissantes à forcer une décision. Vient le moment où il devient nécessaire de croire, de se laisser aller à la confiance. Mais attention à ne pas commettre de contresens, il ne s’agit pas d’abandonner la réflexion. Jésus continue d’argumenter avec ceux qui murmurent. Il s’agit de reconnaître ses limites dans un chemin où la réflexion peut conduire à la foi.
Pourtant, quand elle survient, la foi ne se révèle pas comme le produit d’une décision libre. Au bout de son argumentaire, comme nous, Jésus, se heurte à un mystère : la foi à laquelle il invite avec tant d’insistance est, in fine, un don de Dieu. *