Au synode national de 1872, un délégué écrivait une lettre au synode en faisant le constat suivant :
« La conséquence de la disparition de la vie chrétienne est que l’Église a perdu sa raison d’être, et qu’elle tombe de toutes parts en dissolution et en ruines : il n’est que trop aisé de s’en convaincre. […] elle n’a plus la force de s’assurer la fidélité des familles qui lui étaient dévouées. Approchez-vous des hommes qui l’aiment et la servent encore, qui sont les premiers à son culte, ou à la tête des œuvres qu’elle patronne, et demandez-leur où sont leurs fils. Ils sont sans doute à leur travail, à la Bourse, à l’usine, aux bibliothèques,- ou bien à leurs plaisirs, au bois, aux courses, à la campagne ; ils ne sont pas où se réunissent les fidèles. […] Ce sont donc les jeunes générations qui s’éloignent du foyer de l’esprit chrétien. Grand malheur qui semble annoncer le dernier de tous : la mort elle-même ; mais trop juste châtiment ! car nous n’avons pas fait ce qu’il fallait faire pour conserver nos enfants à l’Église, et, à vrai dire, nous nous sommes peu souciés de leur transmettre cette meilleure partie de notre héritage1. »
Sans changer une seule lettre, ce constat pourrait être le nôtre.
Constat qui bien souvent nous plonge dans le pessimisme, et peut être même pour certains dans le défaitisme. Mais nous pouvons aussi y voir une source d’encouragement. Après tout, s’il y a presque 150 ans on pensait l’Église fichue, il y a de l’espoir pour nous aujourd’hui qui croyons la même chose !
Il y a de l’espoir si nous savons bien réagir ! Ce synode de 1872 a marqué profondément la famille des réformés. À ce synode s’affrontent deux courants théologiques : les orthodoxes (évangéliques) et les libéraux. Et l’issue sera la séparation de ces deux tendances et l’existence de deux Églises différentes. Il faudra attendre le synode de 1938 pour voir l’unité à nouveau se faire.
Le problème de cette unité, c’est qu’elle a pris la forme d’une fusion. On fusionne ce qui s’oppose, on crée une Église qui se veut ni l’un ni l’autre tout en étant un peu de l’un et un peu de l’autre. En quelque sorte, une théologie de l’entre-deux. Pour effacer les divergences et les différences on cherche le compromis, ce qui a minima est acceptable par les uns et par les autres. Certes on laisse la liberté à chacun de s’exprimer, de mettre en avant ses couleurs, mais au lieu d’avoir deux théologies différentes qui pourraient être complémentaires pour le témoignage, on crée une sorte de troisième voie, une voie médiane qui n’est ni l’un ni l’autre et qui se veut un peu de l’un et peu de l’autre.
Cette théologie de l’entre-deux a des conséquences importantes pour l’aujourd’hui de notre Église. La première conséquence est l’affadissement de son message. Certes il y a une certaine forme de libéralisme ou de « modernité » qui permet à notre protestantisme de donner cette image d’une Église inscrite pleinement dans les réalités du monde, il y a aussi un certain conservatisme doctrinal qui se traduit notamment par le langage utilisé et les formules théologiques qui n’ont guère changé en plus d’un siècle. Mais d’un endroit à l’autre, d’un discours à un autre, on ne sait plus vraiment ce qui est dit. Et c’est presque un pari que d’aller au culte où tantôt on entendra parler du sang de Jésus Christ sur la croix versé pour le pardon de nos péchés et tantôt un discours très humaniste qui annonce une libération pour tous.
Avec la naissance de l’Église protestante unie, le choix cette fois n’a pas été la fusion mais bien l’union, laissant vivre deux expressions de la foi dans la même union d’Églises.
Si ce modèle semble bien fonctionner, il pourrait être encore plus développé. Il s’agirait non pas de laisser coexister le luthéranisme et le calvinisme mais d’offrir une pluralité d’expressions qui s’assument pleinement comme différentes. Une véritable unité dans la diversité visible des théologies.
Car, et c’est la deuxième conséquence, les différences théologiques n’ont pas été effacées par la fusion de 1938 et aujourd’hui elles refont surface avec la violence des querelles que l’Église a pu connaître au XIXe siècle.
Il semble que règne dans l’Église une sorte de peur quant à ce débat qui fut pourtant une marque de fabrique du protestantisme. La dispute (disputatio) laisse aujourd’hui la place au silence par crainte justement que la discussion ne soit pas possible. La crainte est bien celle de la séparation, du schisme entre des parties qui ne seraient pas d’accord.
Premièrement cette séparation, si elle doit rendre le témoignage plus clair n’est pas à craindre mais à voir comme une chance de pouvoir témoigner, avec sincérité et simplicité, auprès d’un plus grand nombre. Évidemment il vaut mieux rester ensemble et permettre une pluralité d’expressions qui permet une offre plus large.
La peur du schisme vient aussi révéler quelque chose de plus inquiétant au sein de l’Église.
Nous aimons rappeler (affirmation dans le cartouche d’Évangile & liberté) « la valeur relative des institutions ecclésiastiques ». La crainte que suscite alors cette séparation des différents courants, ne fait que traduire la crainte de l’institution quant à sa survie.
Quand une institution ne s’inquiète plus que d’elle-même, quand elle cherche à tout prix à se maintenir au détriment de ce qui se passe en son sein et des évolutions nécessaires, alors il devient urgent de repenser l’institution et de lui redonner sa juste place.
Aujourd’hui pour garantir l’unité des Églises, il est nécessaire de sortir de l’attitude du « ni, ni » ou du désir d’être tout au risque de n’être rien, pour permettre l’expression du « et, et ». L’Église peut être ET évangélique ET libérale, mais en faisant attention que ce « ET » ne soit pas celui de la fusion mais celui de l’union, de la cohabitation et du dialogue.
La mission de l’Église est de témoigner. Doit-elle témoigner d’une seule voix, une seule doctrine comme on annoncerait une seule vérité ? L’Église n’est-elle pas celle qui a en elle plusieurs visages et où chacun d’eux se tourne vers un autre visage pour le rencontrer ?
L’humanité est comme un enfant qui dans son âge a besoin de discours sécurisants et accessibles puis en grandissant, il lui faudra un peu plus, car sa confrontation au monde l’invite à le repenser tout en se repensant lui-même. Enfin à l’âge adulte, les compréhensions de l’enfance semblent bien naïves par rapport à son présent.
Ne limitons pas le message de l’Église à un discours prémâché et sans goût. Le monde d’aujourd’hui est devenu adulte, alors que l’Église aimerait encore le voir comme un enfant qui a besoin d’elle. Mais le monde a faim. Il a faim d’une parole qui lui parle aujourd’hui, avec les mots d’aujourd’hui. Vient un moment où le menu enfant ne suffit plus pour l’appétit de l’adulte.
Se libérer de la fusion qui stoppe toute évolution et qui limite le témoignage, est la seule manière d’offrir la nourriture nécessaire à chacun.
C’est sans doute à ce prix que notre foi ne sera pas affadie et qu’elle pourra transmettre à nouveau « son flambeau, comme celui de la vie, de génération en génération si sa flamme est plus intense, et brille de tout son éclat 2. »
1. Matthieu-Jules Gaufrès, Discours & lettres au Synode, Théolib, 2008
2. Ibid.