Joseph, père de Jésus, est devenu très tôt une figure embarrassante, indésirable même. Matthieu lui accorde une scène d’annonciation (Mt 1,18-25). Luc mentionne les « parents » de Jésus (Lc 2,41). Mais Jean ne parle que de la « mère de Jésus ». Et le Protévangile de Jacques, un écrit apocryphe de 150 environ, initie une tradition mariologique qui ira s’amplifiant : Joseph y est un vieux prêtre, veuf, désigné par Dieu pour protéger Marie. La raison de ce progressif effacement est, bien entendu, la croyance en la conception virginale ; attachée à la défendre, la tradition chrétienne n’avait que faire d’un père putatif. Or, l’oubli de Joseph met en péril la foi en l’incarnation. Sans ce père, Jésus court le risque de n’être qu’un zombie parachuté dans l’espèce humaine. Je m’explique.
Dans son récit d’annonciation, l’évangéliste Matthieu montre Joseph dévasté d’apprendre la grossesse hors mariage de Marie. Quand un fiancé découvre que sa promise n’est pas enceinte de ses œuvres, la législation juive est catégorique : il a le choix entre la dénonciation d’adultère (qui aboutit à la lapidation) ou l’adresse publique d’une lettre de répudiation. Joseph avait opté pour une voie plus douce : la répudiation secrète. En vision, un ange l’en dissuade. Il accepte d’être le père légal de Jésus sans en être le père biologique. Il assure donc à son fils une existence légale.
Pour évaluer le rôle joué par ce père adoptif, lisons l’évangile entre les lignes. Jésus a fréquenté la synagogue, il a participé aux pèlerinages festifs à Jérusalem. Or l’éducation religieuse, en culture juive, est traditionnellement dévolue au père. « N’est-ce pas le charpentier ? » lit-on en Marc 6,3. « N’est-ce pas le fils du charpentier ? » corrige Matthieu (13,55). On en a déduit que Jésus avait hérité du métier de son père, le métier de tektôn, qui désigne l’artisan sur bois, mais aussi sur fer ou sur pierre. La marque de Joseph dans la formation religieuse et professionnelle de son fils est nettement présente.
Mais il y a plus. Alors que le degré d’alphabétisation dans l’Antiquité avoisine 2-4 %, un peu plus dans la population juive, les évangiles décrivent Jésus prêchant dans les synagogues, lisant les Écritures et débattant avec les scribes et les pharisiens de l’interprétation de la Loi. Il parle araméen, il est capable de lire et connaît (au moins de lecture) l’hébreu, qui est la langue des Écritures. On peut supposer aussi, sans trop se risquer, qu’il baragouinait le grec comme bien des juifs de l’époque, appelés à s’entretenir avec des fonctionnaires romains ou avec des commerçants. La présence d’un interprète n’est en effet jamais mentionnée dans ses entretiens avec des officiels romains comme le procurateur Pontius Pilatus. La thèse d’un Jésus illettré a été lancée récemment aux États-Unis ; elle ne résiste pas à l’examen des textes. Il faut convenir que la famille de Jésus, et singulièrement son père, nourrissaient pour leur fils aîné une belle ambition ; ils l’ont pourvu d’une éducation scolaire dont très peu de garçons, en milieu populaire, pouvaient bénéficier.
On découvre ainsi, en creux, l’active présence d’un père attentif à la formation de son enfant. La suggestion angélique d’assumer la paternité, quelle qu’en ait été la modalité, n’est pas restée sans résultat. Jésus, pour ainsi dire, doit à Joseph son entrée en humanité. On se demandera alors pourquoi, après les évangiles de l’enfance, Joseph n’est plus nommé durant la vie adulte du fils. « Je suis un vieillard », lui fait dire le Protévangile de Jacques. Serait-il mort tôt ? L’hypothèse est plausible.
Pour aller plus loin : Daniel Marguerat, Vie et destin de Jésus de Nazareth, Paris, Seuil, 2019