Au risque de surprendre certains lecteurs, il m’est possible d’affirmer d’emblée, de façon simple et sans trop d’hésitations, que la modernité n’est pas à même de survivre sans religion. Dans un premier temps, il s’agira de présenter quelques raisons qui me permettent de répondre ainsi. Cependant, dans la seconde moitié du texte, j’ajouterai à cette réponse une remarque importante : s’il est vrai que la modernité ne peut pas éliminer totalement l’esprit religieux ni se passer entièrement des religions effectives, elle modifie par contre en profondeur toutes les religions historiques qui entrent en contact avec l’esprit moderne. Nous avons donc une interaction forte entre la modernité et les religions. La modernité, avec son principe de liberté individuelle et celui de laïcité qui lui est intimement lié, limite fortement le pouvoir des religions instituées sur les individus. Inversement, l’esprit religieux empêche la modernité de s’accomplir totalement, la conduisant malgré elle à demeurer perpétuellement un projet inachevé.
La modernité et sa composante religieuse
La modernité est une culture relativement jeune dans l’histoire de l’humanité. Elle est âgée de cinq siècles si on compte depuis la Renaissance ou de trois siècles si on compte depuis les Lumières. Depuis son apparition, la modernité a eu une influence planétaire croissante, à vrai dire encore jamais égalée. Si elle s’est d’abord imposée comme culture de référence, lors du colonialisme, elle apparaît aujourd’hui davantage comme une sorte de plateforme interculturelle imposant les règles du jeu de la globalisation.
Ma supposition de base est la suivante : si l’immense majorité des cultures de l’humanité ne se sont pas soustraites au besoin de religion, mais y ont plutôt trouvé leur fondement, je peine à avoir tant de foi en la modernité, au point de croire que cette culture fournirait à l’humanité les ressources nécessaires pour se soustraire entièrement au besoin de religion.
Mon argumentation repose sur un postulat que je vais illustrer au travers de diverses situations historiques : il existe une constellation de facteurs, dans la condition humaine, qui rendent sa composante religieuse pour ainsi dire irréductible. Il s’agit donc de définir ces conditions de l’existence qui rendent la question religieuse quasiment indépassable, et de montrer que la culture moderne ne parvient pas à surpasser ces conditions.
La thèse inverse fut l’argument clé de la modernité radicale dès le XIXe siècle. Elle consistait à affirmer que le progrès moderne est suffisamment décisif pour modifier la condition humaine, au point que l’homme moderne peut se passer de religion, contrairement aux civilisations qui l’ont précédé, qui étaient en réalité des stades de développement moins accomplis que la modernité. L’enjeu se situe donc dans la balance entre les notions de condition humaine et de progrès moderne.
La thèse positiviste, développée au XIXe siècle par le philosophe français Auguste Comte, présente le développement spirituel de l’humanité en trois stades. L’état théologique ou religieux correspond à la vision primitive du monde, dominée par des puissances surnaturelles. Suit un état intermédiaire, dit métaphysique, au cours duquel la croyance aux êtres surnaturels est remplacée par des concepts abstraits. L’état final, scientifique ou positif, correspond à la modernité. La connaissance abandonne alors la recherche infructueuse des causes premières et des buts ultimes, pour se centrer sur les faits observables et réels, seuls utiles à la vie concrète de la société moderne.
Cette mentalité ultra-optimiste au sujet des vertus de la sécularisation et de la science a conservé sa crédibilité jusqu’à la première moitié du XXe siècle. Les inhumanités inouïes des deux guerres mondiales l’ont alors très profondément mise à mal. Depuis, la modernité a renoncé à se présenter comme un projet si massivement prométhéen. Elle en est revenue à se limiter à son affirmation première de la liberté individuelle.
Mon argumentation ne saurait cependant se limiter à montrer la vétusté de la thèse positiviste. Il y a des raisons très précises pour lesquelles je pense que la modernité ne peut pas davantage survivre sans religion que les autres cultures. De manière générale, je suppose que la modernité ne peut pas vaincre entièrement l’esprit religieux car celui-ci remplit certaines fonctions de nature métaphysique qui répondent à des limites de la condition humaine que la modernité ne supprime pas. En bref, la modernité ne propose pas de solution de remplacement à tous les problèmes fondamentaux assumés par la religion. Je rassemble ces problématiques en cinq formes de limitations de la vie humaine : la limitation de durée, de raison, de justice, de bonheur et enfin la limitation de sens.
La limitation de la durée
Commençons par la limitation la plus triviale. L’homme moderne peut bien essayer, comme l’ont fait avant lui les esprits claniques, de se projeter dans sa descendance, il n’en reste pas moins individuellement mortel. Chaque individu fait l’expérience des limites de son pouvoir : sa vie dépend de forces indépendantes de sa volonté. Ce manque de maîtrise de notre propre existence est à mon sens la racine de toute religion, symbolisée par l’expulsion du Paradis de Genèse 3. Or, la laïcité moderne ne peut prétendre surpasser cette problématique. Tant que se prolonge l’histoire humaine, le segment fini de la vie humaine, entre la naissance et la mort, apparaît suspendu entre deux infinis qui suscitent en permanence la question de l’origine, du sens et du destin.
La limitation de la raison
Cette première limitation existentielle rejaillit sur la limitation de la connaissance humaine. La philosophie des Lumières a tenté de surpasser la faiblesse des religions révélées, fondées sur l’autorité de traditions historiques, en affirmant le principe de la raison universelle, qui fut érigée en religion pure. La raison des Lumières était identifiée à l’Être suprême. Le Dieu du théisme fusionnait ainsi l’esprit moderne, rationnel, et l’esprit religieux, irrationnel. La rationalité moderne exprimait clairement ce que les religions avaient entrevu confusément. Or, cette tentative trop précoce, trop absolue, n’a pas résisté à l’épreuve du temps, et la raison humaine est retombée dans son imperfection.
Le rationalisme critique du philosophe allemand Emmanuel Kant, qui conclut et surpasse l’esprit des Lumières, a fortement affirmé la limitation de la raison humaine, laquelle ne parvient pas à vaincre l’ignorance métaphysique fondamentale. La raison, dit Kant, peut connaître les phénomènes, le monde tel que l’homme le perçoit, mais elle ne peut pas connaître le noumène, l’être en soi, le monde tel qu’un être absolu le perçoit. La modernité, après avoir tenté de connaître Dieu par la raison, en est venue à reconnaître son incapacité à connaître la vérité absolue par des raisonnements théoriques.
La limitation de la justice Ainsi, la porte vers la religion était à nouveau entrouverte. Restait à trouver le moyen d’allier la pensée moderne, consciente des limites de la raison, avec l’esprit religieux, qui prétend renvoyer au sacré. Kant proposa la piste de l’éthique, qui était en réalité sa principale préoccupation. La question qui le tourmentait était celle de la liberté : comment se fait-il que l’être humain, défini par rapport à l’animal par sa conscience, sa liberté et sa responsabilité éthique, n’en reste pas moins dominé par sa sensibilité égoïste, de sorte que le monde historique, y compris en modernité, reste dominé par les injustices sociales ?
Kant parvient à la conclusion, typiquement moderne, que l’être et le devoir être, la science et la morale, le monde réel et le monde idéal, ne peuvent jamais être confondus. La société démocratique, fondée sur la liberté des individus garantie par l’État moderne, ne peut jamais être identifiée au Royaume de Dieu. La pensée moderne établit une distinction entre l’ordre social, fondamentalement laïc et garant de la liberté individuelle, et l’ordre religieux, divin, transcendant, sacré. Au travers du kantisme, la modernité reconnaissait ainsi son imperfection morale, son incapacité à réaliser la société parfaite, et donc la nécessité pour l’individu moderne de garder à l’esprit, dans ses actions concrètes, un idéal spirituel garantissant le fondement et l’accomplissement de ses entreprises éthiques. La modernité et la religion, à ce stade, étaient à la fois profondément séparées et intimement liées. Implicitement, la modernité reconnaissait ici la nécessité formelle de la religion.
La limitation du bonheur
La quatrième limitation, celle du bonheur, fut surtout discutée au siècle suivant, avec la naissance du romantisme en réaction à la froideur du rationalisme des Lumières. Au XIXe siècle, l’industrialisation de la production économique rendit la condition ouvrière déplorable et inspira le communisme, qui était une réaction à l’indifférence de la bourgeoisie chrétienne. Une des expressions majeures de l’esprit de ce temps fut la théorie de Darwin, qui présenta l’existence terrestre comme une lutte pour la vie qui engendre en permanence la compétition, la sélection et la souffrance.
La modernité, loin de se comprendre comme un idéal, reconnaissait ici la tragédie de l’existence. La blessure du réel fut conscientisée à un tel point qu’elle en vint à renier toute espérance religieuse. Ce fut le temps de l’athéisme. Schopenhauer montra que l’homme est dominé par une pulsion de vie aveugle éloignée de toute raison, pulsion que Freud définit comme l’inconscient et Nietzsche comme l’orgueil, la volonté de puissance. La religion était bel et bien niée, mais au prix d’un désespoir si absolu qu’il portait en lui-même un germe religieux, manifesté par l’intérêt croissant pour les religions orientales.
La limitation du sens
Ce réalisme désabusé ne supprima pas l’émerveillement romantique pour la beauté de la vie. La nature évoquait un règne idéal, un Paradis que l’on croyait secrètement présent en chaque lieu et à chaque instant. Cette version moderne de l’esprit mystique affirma le sens de la vie en dépit de toutes ses flétrissures. Beaucoup de personnes reconnurent que la vie comporte en elle-même une valeur sacrée, une signification absolue, un sens indépendant de toute religion effective. Parvenue à ce stade, la modernité assumait la tension entre l’absoluité du sacré et la valeur relative de chacune des religions historiques. L’hindouisme, le bouddhisme, le judaïsme, le christianisme, l’islam, les autres religions ainsi que leurs innombrables ramifications et sectes, n’étaient que des variantes culturelles d’un même esprit religieux universel. Les religions historiques, porteuses de sens, limitaient par ailleurs ce sens en l’enfermant dans des formes figées.
Au XXe siècle, avec la désillusion radicale qu’inspira la découverte de l’horreur nazie, un traitement plus radical de la question du sens s’imposa. La philosophie existentialiste conduisit une nouvelle fois la pensée moderne à se recentrer sur son affirmation permanente : la question du sens est du ressort de l’individu, et l’objectif irréductible de la modernité consiste à garantir la liberté individuelle, contre toute tentation totalitaire ou millénariste, quelle que soit son inspiration, athée, politique ou religieuse. À ce point, la modernité laïque, loin de détruire l’esprit religieux, se donnait pour mission paradoxale de garantir sa libre expression et d’interdire sa domination.
La persistance du religieux en modernité
Nous pouvons, à ce point, établir un premier bilan. La modernité ne fournit aucune solution définitive aux questions de la mort, de l’ignorance, de l’injustice, de la souffrance et de l’absurdité que nous venons d’évoquer. Elle ne peut donc pas prétendre se passer de religion plus que ne l’ont fait les autres cultures. La modernité peut faire évoluer ces problématiques mais elle ne peut les résoudre entièrement. La médecine moderne peut retarder et adoucir la mort mais ne la supprime pas. La science augmente la connaissance mais ne l’achève pas. La démocratie peut diminuer l’injustice en accordant un droit comparable aux individus mais elle n’élimine pas le mal. La vie moderne tend à diminuer les souffrances quotidiennes mais on sait aussi qu’elle en crée de nouvelles, plus subtiles, de sorte que la question du sens demeure sur la sellette. Dès lors, il serait prétentieux pour la modernité de juger la religion entièrement dépassée, de même qu’il serait prétentieux, pour une religion quelconque, d’oser se passer de l’ouverture d’esprit moderne en affirmant sa complète suffisance dans tous les domaines de la culture.
En modernité, le champ de la religion n’est donc aucunement fermé. Ces questions demeurent ouvertes, et si je comprends bien l’esprit de la laïcité moderne, elle ne se donne pour fonction ni de les résoudre ni d’en interdire l’expression, mais plutôt d’en réguler le déploiement social, en empêchant qu’une réponse religieuse ne s’impose massivement par rapport aux autres réponses possibles. Je considère que la laïcité moderne ne doit être ni le juge ni le fossoyeur de la religion, mais plutôt son arbitre. Lorsqu’elle s’érige en religion de substitution, la laïcité s’abuse elle-même et outrepasse ses fonctions.
La religion et les religions
Il paraît donc difficile d’imaginer que la modernité puisse survivre sans religion. Telle est notre première conclusion. Si on repose la question en considérant maintenant non plus la fonction religieuse dans son ensemble mais les institutions religieuses historiques, la réponse est-elle différente ? La modernité peut-elle survivre sans les religions au pluriel ? Dans la mesure où les religions historiques assument la fonction religieuse, nous déduisons qu’il est difficile de les éliminer complètement, mais dans la mesure où ces mêmes religions constituent des autorités publiques, leurs institutions pourraient-elles disparaître sans que disparaisse l’esprit religieux ? En d’autres termes, faut-il conserver la distinction entre l’espace laïque et l’espace confessionnel, comme l’exige la laïcité moderne, ou faut-il admettre que ces deux espaces se chevauchent et qu’il reste toujours une influence religieuse dans l’espace laïc, même lorsque les pouvoirs religieux disparaissent ?
Pour plusieurs raisons que nous allons préciser, il nous semble difficile de supposer que la religion puisse demeurer une composante de la culture moderne sans plus être portée par des religions effectives. Il est pour ainsi dire utopique d’imaginer que les religions visibles disparaissent complètement et que seule demeure une religiosité intérieure et personnelle. La vie spirituelle produit naturellement des manifestations culturelles qu’il est nécessaire d’organiser, de coordonner et de réguler socialement.
La fonction éthique et sociale des religions instituées
Sur le plan théorique, tout d’abord, il existe de multiples manières de définir la religion. Elles se répartissent grosso modo en deux groupes. Les définitions factuelles partent des faits concrets et considèrent les religions comme des communautés humaines traditionnelles, caractérisées par le lien qu’elles établissent entre la réalité présente et d’autres dimensions de la réalité. Les définitions factuelles décrivent donc davantage les religions que la religion, tandis que les définitions fonctionnelles cherchent à décrire la religion à partir de son but, comme nous l’avons fait dans la première partie de ce texte, sans nous préoccuper de ses manifestations. Notre conception reposait sur le postulat que la religion a pour but de compenser les limitations, les insuffisances, les faiblesses de la vie présente, en établissant un rapport avec des réalités ou des êtres supérieurs.
Il faut reconnaître que cette définition fonctionnelle n’est pas tout à fait complète, car la religion n’a pas seulement pour but de combler des lacunes existentielles, mais aussi de gérer la vie présente en posant des croyances structurantes, en suscitant une vie communautaire et en fournissant des règles éthiques. Cet aspect est mieux pris en compte par les définitions factuelles. L’écart entre ces deux types de définitions souligne qu’une religion purement intériorisée ne remplit pas toutes les fonctions moins spécifiquement religieuses jouées par les communautés religieuses.
Le monothéisme et la genèse de la modernité
Historiquement, la marginalisation des institutions religieuses dans les sociétés modernes découle d’un processus qui débute au sein même de l’histoire des religions. On ne peut donc pas séparer trop radicalement une époque prémoderne, qui serait dominée par les pouvoirs religieux, de l’époque moderne qui correspondrait à la sécularisation et à la sortie de la religion. En effet, le monothéisme lui-même peut être compris comme une première étape de laïcisation du monde. Par rapport au polythéisme ambiant, aux religions païennes qui vénèrent la nature ou à la mythologie qui projette les conflits politiques dans la sphère du sacré, le monothéisme projette le divin dans un au-delà radical, dans la sphère de l’innommable et de l’intouchable, en se démarquant ainsi de toute idolâtrie.
L’idée d’un Dieu unique contient implicitement le projet de remplacer les religions locales, vénérant chacune des divinités concurrentes, par une seule religion universelle se référant à un Dieu plus élevé, et donc aussi plus abstrait du cosmos, rendant le monde moins religieux, plus laïc. Les sanctuaires locaux sont censés renvoyer à un sanctuaire plus universel, qui peut lui-même devenir céleste ou intérieur, comme dans la mystique. Or, à la Renaissance, la modernité naissante poursuit ce processus en inventant le concept de « religions » au pluriel, capable de rassembler toute une série de traditions spirituelles à l’origine moins comparables qu’on ne le pense aujourd’hui.
De même que le monothéisme centralise et purifie le culte, la modernité tend à neutraliser les tensions entre les traditions en considérant les différents monothéismes et les autres religions sur le même plan, celui des croyances. L’espace laïque tend à devenir un support multiculturel et inter-religieux, un terrain neutre plus qu’une option spécifique. Être placés sur un carrousel des religions n’est certes pas une condition très agréable, mais elle l’est certainement plus que les guerres dérégulées pour la domination du monde. Cette configuration ne fait d’ailleurs qu’épouser la structure politique des démocraties modernes, qui placent tous les individus sur un fond d’égalité de droit, réunissant les divers partis politiques dans une chambre parlementaire chargée de gouverner la nation.
Le monothéisme ouvre donc, dans sa posture même, plusieurs processus historiques fondamentaux que l’on retrouve sous forme comparable dans la genèse de la modernité : l’universalisation, la laïcisation, l’individualisation, l’intériorisation, etc. Étant donné cette analogie entre la structure de la modernité et celle des monothéismes, il paraît difficile de concevoir que ces derniers n’y soient plus représentés d’aucune manière.
La modernité compromise par la postmodernité
La laïcité moderne ne se donne pas pour objectif de se substituer aux instances pourvoyeuses de sens, mais de garantir la liberté de croyance des individus en plaçant les diverses offres religieuses côte à côte, tout en favorisant leur dialogue. L’espace laïc et l’espace confessionnel sont censés cohabiter. Or, il n’est pas garanti que cette entreprise aboutisse au résultat escompté. L’autre version des faits, moins optimiste, consiste à penser que la laïcité moderne finit par dissoudre toute forme de foi en une religiosité confuse, excluant toute révélation, entièrement pragmatique et agnostique.
La mentalité religieuse que nous désignons par le terme de « spiritualités mondaines » serait le résultat de cette lente érosion de la foi monothéiste, sécularisée en une nouvelle forme de polythéisme postmoderne. Dans cette religiosité quotidienne, le vrai serait remplacé par l’utile et le juste par l’efficace. Cette religiosité sans nom voudrait que les dieux et les spiritualités soient au service des hommes, à l’inverse de l’éthique monothéiste qui fait de l’homme le serviteur de Dieu.
La modernité, après avoir produit la sécularisation du monothéisme, aboutirait au retour d’un relativisme postmoderne à l’échelle planétaire, dans lequel chaque religion serait considérée comme une cristallisation locale de l’esprit religieux universel. Or, force est de constater que cette croyance diffuse correspond mieux aux conceptions panthéistes orientales, qui sacralisent le cosmos, qu’aux monothéismes abrahamiques qui désacralisent la nature en renvoyant le divin à la transcendance. Il se pourrait que nous assistions donc, du moins en Europe, à la fin de l’esprit monothéiste et au retour des sagesses indoeuropéennes. Cette hypothèse pourrait expliquer l’engouement croissant pour le bouddhisme et la désaffectation des Églises. Il est probable qu’aujourd’hui, le modèle moderne d’une laïcité servant de support au dialogue des religions et le modèle postmoderne d’une dissolution de la foi monothéiste, expliquent de façon complémentaire la complexité de notre situation religieuse. Les religions subsistent mais leurs profils sont partiellement dissous dans l’atmosphère religieuse commune.
Pour un dialogue sans dissolution
La modernité est à la fois une chance et un défi pour les religions. Elle présente l’opportunité d’un dialogue respectueux et le risque d’une dissolution confuse. Ce constat appelle une double prise de position. D’une part, nous sommes amenés à reconnaître que toutes les religions s’articulent au donné commun de la condition humaine. Cet ancrage partagé justifie le dialogue interreligieux. D’autre part, au nom du respect des rationalités propres à chaque religion, nous sommes invités à refuser leur dissolution. La confusion pure et simple des diverses traditions spirituelles mondiales, promulguée au nom de leur soi-disant unité foncière, constitue en réalité une forme subtile de non dialogue, aucune de leurs formes spécifiques n’étant respectée dans cette dissolution.
Il n’en est pas moins vrai que la juxtaposition des religions laisse apparaître des thématiques dites « transversales », qui se retrouvent sous diverses formes en chaque tradition ou presque. La question du mariage, par exemple, liée à la nature biologique du couple fécond, appartient au domaine transculturel et donne lieu à des règlementations et à des ritualisations spécifiques à chaque culture religieuse. Cette transversalité du champ religieux envisagé du point de vue anthropologique ne contredit pas l’absence d’un noyau religieux commun suffisant à fédérer les différentes religions. Chacune est organisée selon ses propres fondements historiques, philosophiques, moraux, spirituels et rituels.
Les chemins qui s’offrent à nous se situent donc entre la dissolution postmoderne et les replis identitaires de type fondamentaliste. Alors que ces positions extrêmes tendent à radicaliser soit la conformité soit l’opposition entre les postures religieuses, les approches nuancées articulent leurs similitudes et leurs différences. Il s’agit d’envisager des interactions possibles sans adhésion confuse et sans exclusion radicale des autres postures. À mi-chemin du relativisme et de l’absolutisme se tient la rationalité souple des dogmatiques combinatoires. Le protestant que je suis, sans renier sa foi, peut par exemple juger pertinente la conception judaïque de la Loi comme projet éthique de bénédiction pour l’humanité. Il peut aussi reconnaître certaines proximités de la foi protestante avec la foi islamique. Il pourra juger instructives certaines formes de méditation bouddhistes complémentaires de la prière chrétienne. Ces emprunts transversaux ne le conduisent pas à renier sa foi chrétienne, mais à inscrire cette dernière dans une médiation plus large de la sagesse divine au travers des diverses cultures humaines.