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Les diverses célébrations de la Cène

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Bernard Reymond

La Confession helvétique postérieure (CHP), due à la plume du théologien zurichois Heinrich Bullinger (1504-1575), est un texte majeur dans l’histoire des Églises réformées, même s’il a cessé de prévaloir en leur sein dès la fin du XVIIIe siècle : elles s’y sont toutes ralliées à partir de 1566, mais après que l’Église bernoise ait obtenu la suppression d’un alinéa qui ne lui convenait pas.

Dans son histoire de l’Église bernoise (Bernische Kirchengeschichte, Bern 1958), Kurt Guggisberg a signalé que Berne n’avait en effet souscrit à cette CHP qu’à condition de laisser tomber le dernier alinéa du chapitre XXI qui traite « de la sainte Cène du Sei­gneur ». Après m’être longtemps demandé quel avait bien pu en être le libellé, je viens de mettre la main, non sur son libellé initial en latin, mais sur une version en allemand contemporain due à la sagacité de l’histo­rien Walter Hildebrandt. En voici la traduction :

« Nous enseignons que, pour la Cène, on doit utili­ser des vêtements et des ustensiles ordinaires, en tout cas propres et convenables. Le bienheureux évêque Ambroise a dit : « Les sacrements ne requièrent pas de l’or, et il ne leur convient pas non plus parce qu’ils ne peuvent pas être acquis avec de l’or. » C’est pourquoi, dans nos églises, on place le pain du Seigneur sur la table du Seigneur dans des paniers tressés et on l’apporte au peuple depuis la table du Seigneur sur des assiettes de bois, et non sur des « patènes sacrificielles » – comme on dit. Ainsi ne distri­bue-t-on pas non plus le sang du Seigneur dans des calices en or, mais derechef dans des gobelets de bois. Nous ensei­gnons de même que Dieu n’approuve pas le luxe, mais la modération, et que dans la pratique des sacrements on ne devrait pas se soucier de la matière des récipients ni la prendre en considération, mais regarder au mystère. C’est pourquoi nous utilisons également des tables de bois portables et avons supprimé tous les autels. En revanche nous laissons à chaque église le soin de choisir et décider à quelle fréquence le repas du Seigneur doit être célébré dans l’église, sauf que personne ne doit mésuser de cette liberté. »

Les Bernois n’ont pas voulu de ces quelques lignes parce qu’elles « enseignaient » ce que, justement, ils ne pratiquaient pas. Pour la célébration réformée de la Cène, ils utilisaient non de la vaisselle de bois, mais des coupes et des plats d’or ou d’argent. Selon Guggis­berg, les Bernois « tenaient carrément l’usage zurichois pour une profanation ». Différence de sensibilité litur­gique entre deux régions pourtant fort proches l’une de l’autre ? Cette différence est d’autant plus curieuse qu’elle ne doit rien à celle qui, dans le même domaine, distinguait déjà nettement les deux manières luthé­rienne et réformée d’envisager la Cène : la Réforme bernoise était à cet égard tout aussi zwinglienne que la zurichoise, et elle l’est restée.

La différence entre les deux villes était en fait plus sociétale que proprement théologique. Les Bernois avaient un régime politique patriarcal : gouverne­ment par les « bonnes familles ». Plus commerçante et populaire, Zurich était en revanche gouvernée par les corporations d’artisans proches de leurs ouvriers. Les patriciens bernois ne comprenaient ou n’admettaient pas qu’on puisse ou veuille banaliser la célébration de la Cène jusqu’à se passer d’une vaisselle dont ils n’au­raient pas voulu sur leur propre table de famille.

Autres temps, autres lieux, autres mœurs ? Toute critiquable ou déplacée que puisse nous paraître aujourd’hui l’exigence bernoise, c’est pourtant peut-être elle qui a permis à la CHP de s’imposer à ce moment-là comme le texte de ralliement de quasiment toutes les Églises réformées de l’époque. Elles avaient déjà leurs habitudes, en particulier dans la manière de célébrer la Cène, et elles auraient pu hésiter à souscrire à un texte prétendant « enseigner » ce que, justement, elles ne pratiquaient pas. Bullinger, en fin de compte, a eu raison de céder sur un point sans importance fon­damentale et de permettre ainsi aux multiples Églises spécifiquement « réformées » d’affirmer leur cohésion par-delà des différences qui, sur le moment et dans cer­tains contextes, pouvaient avoir leur légitimité.

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Bernard Reymond
né à Lausanne, a été pasteur à Paris (Oratoire), puis dans le canton de Vaud. Professeur honoraire (émérite) depuis 1998, il est particulièrement intéressé par la relation entre les arts et la religion.
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