Le voyageur qui franchit la frontière franco-espagnole dans les Pyrénées arrive à Portbou, un village autrefois de pêcheurs, plus connu aujourd’hui pour ses petites plages et pour son cimetière qui domine la Méditerranée. C’est là qu’est enterré Walter Benjamin, sans que l’on sache exactement où se trouve sa tombe. En revanche, à l’occasion du centenaire de la naissance de l’auteur, né à Berlin en juillet 1892 dans une famille juive, le gouvernement allemand commanda au sculpteur israélien Dani Karavan une oeuvre à la mémoire de Benjamin. Karavan construisit une grande sculpture en acier, un tunnel dans lequel on descend soixante-dix marches puis remonte à la lumière, vers le ciel et le tourbillon de la mer en bas de la falaise. Sur une plaque de verre est gravée la citation suivante de Benjamin : « Il est plus difficile d’honorer la mémoire de ceux dont le nom s’est perdu que de ceux qui sont célèbres (…) C’est à la mémoire des sans nom que la construction historique est consacrée. »
Cette installation porte le nom de « Passages », hommage au dernier livre que Benjamin rédigeait avant de fuir les Nazis et de se tuer à la frontière espagnole en septembre 1940, quand les douaniers exigèrent du petit groupe, qui tentait de passer clandestinement de France en Espagne, un visa de sortie officiel. Benjamin voulait gagner les Étas-Unis, invité par ses collègues de l’Institut de Recherche Sociale, établis à Los Angeles. Hommage également aux nombreux passages de Benjamin, d’un pays à l’autre, d’une langue à l’autre : de Berlin à Berne, fuyant la Première Guerre, de Berlin à Paris, mais aussi à Marseille, Capri, Ibiza, Moscou, Riga, au Danemark chez Brecht, itinéraires de l’exilé fuyant le nazisme dès 1933. Passages enfin d’une réflexion philosophique et d’une critique littéraire imprégnées de métaphysique et d’allusions à la mystique juive à une philosophie de l’histoire et une esthétique profondément liées à la critique marxiste – mais sans jamais se rendre ni à un esprit partisan (Benjamin refusa toujours d’entrer au Parti Communiste), ni à un optimisme teinté de dogmatisme : Benjamin dénonce, jusque dans son dernier texte posthume (« Sur le concept d’histoire »), la foi aveugle en un progrès historique lié au déterminisme économique.
Si l’on essaie d’aborder la lecture de cet auteur par ce dernier texte, écrit sous le choc du pacte de non agression entre Hitler et Staline d’août 1939, plusieurs éléments frappent dès l’abord : un style fulgurant et métaphorique, loin des développements argumentatifs habituels chez les philosophes ; et une combinaison audacieuse de réflexions matérialistes sur l’histoire des opprimés et de réflexions théologiques sur le temps messianique. Certes, Benjamin n’est ni un marxiste ni un rabbin orthodoxe, il cite les utopistes comme Fourier et les cabalistes hérétiques comme Luria ; et puis, comme il le dit dans une lettre à une amie, ces « thèses » ne sont pas destinées à être publiées telles quelles car elles susciteraient beaucoup de malentendus (ce fut le cas). Elles sont bien davantage un texte écrit pour soi-même, pour y voir moins sombre, dans un instant de détresse. Réfugié en France dès 1933, à la fois Juif et critique littéraire de gauche, Benjamin fut déchu de sa nationalité allemande et classé comme un ennemi potentiel dès la déclaration de guerre. Ce moment crucial dans lequel s’effondrent les espoirs basés, malgré tout, sur l’Union Soviétique dans la lutte contre l’Allemagne nazie. Une conscience aiguë de la collaboration toujours plus efficace, notamment contre les réfugiés juifs, entre le gouvernement français et les autorités allemandes. Collaboration qui devait aboutir au régime de Vichy et aux déportations en masse vers les camps de concentration.
Ce moment suscite chez Benjamin la nécessité d’une clarification aux antipodes du dogmatisme religieux, que celui-ci soit d’appartenance partisane ou cléricale
Peut-être pourrions-nous dire que le premier trait, que l’on désirerait pouvoir qualifier d’européen, est cette disponibilité à une pensée ouverte, audacieuse, qui prend les risques de ne pas s’affilier à des écoles bien établies, mais ose tâtonner entre les traditions en ruines pour inventer une autre appréhension du temps et de la rédemption – et ce n’est pas par hasard que Benjamin fut l’un des premiers clandestins de notre époque, l’un de ces hommes toujours démunis de bons papiers, réfugié exilé sur son propre sol, celui de la vieille Europe.
Une autre figure peut renforcer cette compréhension que je désirerais pouvoir appeler européenne de la pensée : à savoir, comme le dit Hannah Arendt dans un article sur Benjamin, le fait qu’il incarne cette position, si belle et si totalement anachronique de ce qu’elle appelle un « homme de lettres ». Il n’a pas d’emploi fixe, ne peut entrer à l’université, bref, ne « réussit » pas. À Ibiza où il séjourne deux fois, en 1932 et 1933 (l’île n’avait pas encore été découverte par le tourisme et la vie y était bon marché), il écrit de très beaux textes sur ses promenades au soleil, sur les maisons blanches et fraîches des paysans et sur la pauvreté. Les habitants le surnomment « le miséreux ». Il essaie cependant de monter une petite bibliothèque, ne pouvant se passer de livres et de lectures. Il écrit des essais décisifs sur Goethe mais aussi sur Brecht et sur Kafka, traduit Baudelaire et montre pour la première fois l’importance de la ville de Paris et de la modernité chez cet auteur trop rapidement taxé de symboliste. Il traduit Proust (malheureusement plusieurs fragments de cette traduction se sont perdus), écrit l’un des premiers textes en allemand sur cet auteur fort mal vu alors, un auteur juif, homosexuel, snob… Benjamin reprend la théorie proustienne de la mémoire involontaire et montre combien la Recherche est aussi une sorte de « sociologie du bavardage », ancrée dans la montée de la bourgeoisie commerçante et la décadence de l’aristocratie, à la fois ridicule et sublime. À la demande du théologien bâlois de gauche, Fritz Lieb, qui était rédacteur d’une revue culturelle sur les relations entre les écrivains russes et les autres écrivains européens, il écrit un texte important sur Nicolai Lesskov (« Le narrateur ») et développe l’hypothèse que même si la narration traditionnelle, ancrée dans l’oralité et dans la reprise d’une expérience partagée par toute une communauté – dont l’exemple privilégié serait les aventures d’Ulysse –, est mise en pièces par le développement industriel, l’accélération capitaliste du travail et l’isolement croissant des individus anonymes, nous continuons cependant de vouloir raconter et inventer un sens à nos vies, même si nous ne savons lequel.
Cette énumération incomplète poursuit un double but : vous donner envie de lire Walter Benjamin, certes, mais aussi défendre une certaine façon, à la fois anachronique et utopique, de comprendre la culture sans être nécessairement un fonctionnaire, un professeur ou un journaliste chevronné qui a une bonne carrière derrière soi et qui « produit » régulièrement, comme on dit aujourd’hui dans le jargon académique, des articles, des bouquins, des expositions. Défendre une idée anachronique et utopique d’une culture européenne vivante, ludique et multiple, ouverte aux autres cultures du monde et aux cultures européennes passées sous silence, celles de ceux qui n’ont pas de nom ni de titre mais qui ne renoncent pas à imaginer d’autres manières de travailler, d’aimer, de chanter et de danser, de lutter et de rire. Une idée de culture non pas comme celle d’une marchandise glamour mais comme l’invention quotidienne d’autres possibilités de vie.