Évangélisation : en voici un mot qui fâche, irrite, provoque une sorte de répulsion, un de ces mots qu’on n’aime pas ! Bien sûr son histoire et sa mise en œuvre sont chargées de zones d’ombres, de scandales et de hontes quand l’évangélisation a servi à affirmer une supériorité sur d’autres formes et contenus de foi, sur d’autres cultures, sur d’autres humains. Bien sûr elle est problématique lorsqu’elle est arborée comme un étendard de bataille et de conquête, comme l’établissement de rapports écartelés entre un « avoir raison » et un « avoir tort », lorsqu’elle est porteuse d’une vérité exclusive de toute autre expression que la sienne. Mais il serait bien triste de mettre le mot au rebut, de l’abandonner dans les oubliettes de la pensée ou à un usage à sens unique. Car l’évangélisation n’est rien d’autre que l’annonce de l’Évangile, l’annonce d’une Bonne Nouvelle qui oriente vers autrui, ce qui n’est pas le moindre de ses effets.
Lorsque l’évangélisation renonce à la conversion de l’autre, elle devient l’offre d’une proposition de sens, d’une proposition d’interprétation du monde et de l’existence ; elle devient offre d’un dialogue inconditionnel avec toute personne et dans tous les domaines d’expression et de recherche de l’humanité : artistique, scientifique, philosophique, politique, religieux… Il ne s’agit pas d’obliger qui que ce soit, ni quelque matière que ce soit, mais de s’intéresser, d’interroger pour comprendre, de relever des éclats de sens, de suivre une crête ou un fil, de nouer des images ou de poser des mots sur une divergence. Il n’y a alors pour ce dialogue ni temps réservé, ni lieu à éviter, ni personne à rejeter, ni techniques spécifiques, mais une ouverture quotidienne, une ouverture du quotidien à une poussée vers un avenir différent de ce qui est et sans préjuger de ce qu’il sera. Le dialogue est toujours nouveau : la prise en compte sérieuse et respectueuse du partenaire de dialogue interdit de répéter toujours les mêmes choses de la même manière ; c’est dans l’écoute de l’autre qu’on découvre les mots qui lui répondront, les mots pour lui parler de ce qu’on porte en soi et ce qu’on ignore sur soi. Le dialogue requiert une présence réelle et véritable, en forme à la fois d’accueil et d’offrande, dans une dynamique de passage, de traduction et d’interprétation. Et l’on peut aussi bien découvrir une métaphore d’Évangile dans un mobile fil de fer de Calder qu’un élan de résurrection dans une existence ordinaire.
Évangéliser, annoncer l’Évangile, c’est porter l’émerveillement et la gratitude au sensible de l’être au monde, à la manière d’être au monde, y compris au cœur des routines et des habitudes familières. C’est offrir pour autrui une manière d’être au monde dessinant la possibilité fine mais véritable de la libération des déterminismes et des fatalités, la libération des soumissions aux injonctions mêmes religieuses. Car l’évangélisation s’appuie sur la conviction qu’il est bon que l’autre soit là, que c’est une joie qu’il soit vivant dans son irréductible singularité, dans son étrangeté à ce qu’on peut attendre de lui. En ce sens l’évangélisation, l’annonce de l’Évangile, commence dans une action de grâce, à la fois gratitude intérieure et mouvement gracieux et gratuit vers qui est là.
L’évangélisation qui est dialogue fait ainsi crédit à la présence et à la parole de l’autre, accueillant ses critiques, ses questions et ses doutes, et lui donnant confiance en sa propre voix. Renoncer à se mettre en avant, ne pas prétendre avoir le dernier mot, refuser les slogans, les simplifications et les arguments d’autorité (« la Bible dit que… ») : cette disposition d’esprit s’articule à la capacité de rendre compte de ce que l’on croit en assumant ce qu’on ne sait pas, ses propres doutes et l’humble quête jamais achevée de la cohérence avec une vérité plus grande que tout ce que l’on peut dire d’elle. Le dialogue invite à quitter les positions de surplomb, à creuser les fondements des convictions et les implicites qui ne le sont pas pour autrui. L’accueil inconditionnel qui rend le dialogue possible témoigne paisiblement et obstinément de la divine grâce dans laquelle s’enracine l’identité des chrétiens et qui éclaire leur regard d’une bénédiction reçue et à faire passer. L’évangélisation, annonce de la Bonne Nouvelle, proteste alors contre les étiquettes rapides et définitives, contre les processus de fragmentation du monde en îlots bien gardés, contre les constructions de murs et d’images taillées des humains et de Dieu. Car l’évangélisation est toujours d’abord celle des images de Dieu en les dégageant des fantasmes de toute-puissance, de l’ordre de la causalité et des normes morales. Secouer les discours sur Dieu, les débarrasser de l’amidon des formules définitives et contraignantes pour l’existence et l’expérience relève particulièrement de l’annonce de l’Évangile ; cela afin de laisser passer les saveurs et les senteurs d’imprévisible, d’excentricité, voire d’extravagance dont les paraboles évangéliques sont des relais privilégiés.
L’évangélisation qui est dialogue est ancrée dans la liberté de penser, la liberté de parler et avant tout dans la liberté intérieure de celui qui, dégagé du souci de soi par la divine grâce, ne craint ni questions ni critiques ni le décalage depuis les lieux familiers ni même la déception quand le dialogue est impossible ou rompu. La liberté de penser et de parler est celle de penser et de parler avec d’autres, différents, avec l’exigence pour soi d’une parole fiable, honnête, sincère même dans ses tâtonnements. L’évangélisation qui est dialogue interroge, introduit des nuances, laisse apparaître des perplexités et des doutes. Elle autorise les détours et les délais sans sacraliser ni temps ni lieu ni personne. Elle fissure les bonnes consciences comme elle nomme les bouleversements qui fragilisent et précarisent les personnes et les relations. Elle introduit dans le rapport à Dieu et au monde non la soumission ou la propriété mais la confiance et l’espérance. Elle participe ainsi à l’orientation vers un monde véritablement commun. De sorte qu’elle représente une ressource précieuse lorsque les relations humaines sont dominées par l’exploitation, le dénigrement et le rapport de force, ou défaites dans la plate juxtaposition d’opinions et de croyances. En guettant et en prenant soin des commencements et des naissances, attentive à l’advenue de l’aube et de la brise légère, l’évangélisation qui est dialogue prend part à la subversion des normes mondaines, subversion générée par l’Évangile, subversion qui n’est bien souvent qu’humanisation de l’humain.
Ainsi comprise, ainsi vécue, l’évangélisation, l’annonce de l’Évangile, peut sembler bien faible et démunie, dépourvue d’ambition et de solution devant les incertitudes et les angoisses qui assaillent nos contemporains. Le maintien de l’ouverture à l’autre et l’offre d’un dialogue véritable et exigeant se situent à contrecourant de la plupart des mouvements des sociétés. S’ils ne sont pas perçus comme dérisoires, ils peuvent même, au moins dans un premier temps, accentuer le sentiment d’insécurité puisqu’il s’agit d’aller un peu au-delà de soi-même. Et dans le même temps, entrer en dialogue comporte toujours une part de risque pour ceux qui s’y engagent en s’exposant et en faisant confiance.
Mais parce qu’elle relève d’une dynamique profondément évangélique, de grâce en gratitude, de reconnaissance en émerveillement, l’évangélisation qui est dialogue se tient entièrement comme l’écho d’un appel, le reflet d’une bonté qui l’une et l’autre font résonner le nom de Dieu.