Définir le libéralisme ? Une gageure, écrivait Raphaël Picon (1968-2016). Tous ceux qui ont essayé de le faire se sont vite aperçus qu’il s’agit d’une entreprise semée d’embûches et de pièges. Elle est même peut-être vouée d’avance à l’échec, parce que contradictoire. Elle se heurte à trois difficultés.
Une définition impossible et nécessaire
D’abord, la notion de libéralisme varie selon les domaines où on l’applique et les époques où on l’emploie. Ainsi aux États-Unis on appelle libéral quelqu’un qui se situe politiquement à gauche, alors qu’en France ce sont des gens appartenant à la droite qu’on qualifie de libéraux.
Ensuite, en général, le libéralisme ne forme pas un ensemble structuré, comme un parti ou une Église avec des autorités, des institutions dirigeantes ou représentatives, avec des manifestes, des déclarations de principes ou des confessions de foi, qu’il serait facile d’analyser. Il est une nébuleuse aux expressions multiples et évolutives.
Enfin, par nature, il résiste à la définition. Définir consiste toujours à établir des distinctions, à poser des étiquettes, à ranger dans des cases ou des cadres. Or le libéralisme nourrit une grande méfiance envers les classifications ; il répugne aux délimitations et n’apprécie pas les enfermements. Plutôt que de se cantonner et de se reposer à l’intérieur de frontières, il tente de les repousser, de les traverser ou de les transgresser ; il aspire sans cesse à aller ailleurs et à explorer autre chose. Il incline à brouiller l’ordre en place et son tempérament l’incite plus au voyage, au déplacement, au nomadisme qu’à l’installation et à la sédentarité. Abraham quittant son domicile et sa terre pour parcourir les routes lui paraît bien supérieur à Romulus entourant un espace, celui de la ville qu’il veut fonder, par un fossé qu’il interdit de franchir. Le libéralisme ressemble plus à un voyage qu’à une maison. Il préfère cheminer, avancer que clôturer, arrêter, fixer. Se définir, dans cette perspective, serait une incohérence et un reniement.
Pourtant, on ne peut pas se dispenser de dire ce qu’on est (ou ce qu’on souhaite être), ce qu’on pense, ce qu’on croit, ce pour quoi on se bat. De telles indications permettent à la fois de mieux se comprendre soi-même et de dialoguer avec les autres. Elles évitent de se perdre dans des brouillards. Elles écartent, au moins en partie, ces malentendus qui privent les débats de toute pertinence et les rendent stériles, dont les protestants libéraux s’estiment souvent victimes. Depuis le deuxième tiers du XXe siècle où les pourfendre est devenu de bon ton, ils ont le sentiment que bien des attaques dont ils sont l’objet s’en prennent à une « caricature désobligeante », selon une expression de Bernard Reymond, qu’elles visent un libéralisme plus imaginé que réel et entretiennent ce que Laurent Gagnebin a appelé un « perpétuel contre-sens ». D’où la recherche de formulations aussi précises que possible dont la brève présentation publiée dans chaque numéro d’Évangile et liberté fournit un exemple : elle exprime des orientations plutôt que des positions ; elle a une valeur certes réelle (nous nous reconnaissons en elle), mais relative, provisoire, amendable et non impérative (elle ne nous emprisonne pas). C’est une définition qui, paradoxalement, se veut non définitive.
Dans cet esprit, je ne propose ici ni une définition ni une description, mais une approche à partir du terme « libéral » lui-même et de ses emplois en français. Il a trois sens différents, le premier relevant principalement du champ éthique, le deuxième du vocabulaire politique et le troisième du domaine économique.
Générosité
Dans la langue classique, celle du XVIIe siècle, « libéral » veut dire « généreux » et qualifie celui qui fait volontiers des « libéralités », qui prend plaisir à donner et à offrir des cadeaux. Par exemple, dans son Discours sur les passions de l’amour, Pascal parle de « l’avaricieux » que son amour rend « libéral » (ce qui n’est guère le cas de l’Harpagon de Molière).
En cette première acception, on considérera comme libérale une attitude d’ouverture et de bienveillance envers les autres. En cas de débats et de désaccords, on se gardera de toute moquerie et dérision envers son interlocuteur, on l’écoutera, on le prendra au sérieux, on essaiera de lui répondre et de le réfuter sans le disqualifier. Le libéralisme ainsi compris relève de l’éthique des relations entre personnes.
En théologie, n’est vraiment pas libérale l’image d’un Dieu juge sévère qui punit beaucoup, ne sauve que très peu d’hommes et condamne la plupart des gens à des peines éternelles (selon le thème de la massa damnata ou massa perditionis, pour reprendre des expressions d’Augustin). Il économise sa grâce, encore plus qu’Harpagon ses écus. Le libéralisme croit plutôt en un Dieu qui n’est ni mesquin ni chiche, mais dont la générosité est inépuisable. Il incline à affirmer l’universalité du salut. Selon le thème de la « récapitulation » (expression employée dans Éphésiens 1,10), toutes les choses et tous les êtres sont accueillis et régénérés par lui. De même l’insistance unilatérale sur la méchanceté de l’être humain, en qui il n’y aurait que corruption et perversité, qui serait « incapable par lui-même d’aucun bien » (comme le dit un texte très connu de Théodore de Bèze), répugne aux libéraux. Ils estiment que, comme parmi les sols mentionnés dans la parabole du semeur, dans chaque être humain il y a à côté d’épines et de rocailles, un coin de « bonne terre ». S’enchevêtrent en lui le meilleur (du splendide), le quelconque (du médiocre) et le pire (de l’horrible). La générosité et la vérité interdisent de porter sur lui un regard entièrement et uniquement négatif.
Liberté
Au début du XIXe siècle, se développe dans le vocabulaire politique un deuxième sens du terme « libéralisme ». Il désigne une attitude qui se préoccupe plus du maintien et de la défense des libertés individuelles que de la nature (monarchique, aristocratique ou démocratique) du pouvoir qui s’exerce dans un État.
Un représentant connu en est l’écrivain et penseur protestant Benjamin Constant (1767-1830). Au cours de sa carrière, il oscille entre une république parlementaire, une royauté constitutionnelle (défendue par ceux qu’on nomme alors les « doctrinaires » dont fait partie un autre protestant, celui-ci religieusement très « orthodoxe », François Guizot) et il se rapproche même de l’Empire pendant les Cent-Jours. On l’a accusé d’opportunisme, ce qui n’est sans doute pas entièrement faux, mais ne lui rend pas vraiment justice. Il ne fluctue pas seulement – ni principalement – à cause de ses intérêts, mais surtout parce qu’il juge secondaire et assez indifférente la forme du régime, pourvu que le gouvernement garantisse juridiquement un respect scrupuleux des libertés personnelles : la liberté d’opinion (avec le pluralisme qu’elle implique), la liberté d’expression (contre la censure et le contrôle de la presse), la liberté de conscience (le droit pour chacun de pratiquer sans entrave sa religion), la liberté de ne pas subir arbitrairement des sanctions ou des peines (sans jugement en bonne et due forme), etc. S’il se rallie successivement à divers gouvernements, Constant reste toujours ferme dans son refus de tout « asservissement de l’existence individuelle au corps collectif ».
En Allemagne, Wilhelm von Humboldt (1767-1835), le fondateur de l’Université de Berlin, est un autre représentant connu du libéralisme : son Essai sur les limites de l’action de l’État (1792) s’interroge sur les moyens de contenir un État qui risque de devenir envahissant.
Même s’il y a par ailleurs de très grandes différences, on peut évoquer ici la distinction que propose en 1951 Albert Camus entre le révolutionnaire et le révolté. Le révolutionnaire lutte contre le régime établi pour instaurer et installer un régime différent ; il se bat pour substituer un autre système politique et social à celui qui est en place ; il veut « transformer le monde ». Le révolté s’oppose à la tendance de tout pouvoir à devenir despotique, à restreindre la liberté des personnes, en les manipulant, en les brimant, voire en les écrasant au nom des intérêts supérieurs de la nation ou du groupe social. Le révolté ne cherche pas à remplacer l’ordre existant par un ordre supposé meilleur, mais à imposer des bornes à tout ordre quel qu’il soit ; il veut « changer la vie ». Les libéraux politiques, ennemis de l’arbitraire, partisans d’une « souveraineté limitée et relative » respectueuse des droits de chacun, « en perpétuelle protestation, comme l’écrit Constant, contre les abus du pouvoir », cherchant non pas à changer les institutions mais à en limiter l’emprise, me semblent avoir plus de proximité avec le révolté qu’avec le révolutionnaire.
En 1774, le théologien allemand Jean-Salomon Semler (1721-1791), qui joignait une très grande piété à un esprit assez rationaliste, publie un livre intitulé Institutio ad doctrinam christianam liberaliter discendam (traduction approximative : « Pour une doctrine chrétienne libérale »). Selon Jean-Marc Tétaz, bon connaisseur de la pensée religieuse allemande du XIXe siècle, il s’agit là du premier emploi du terme « libéral » pour désigner une façon de comprendre et de pratiquer le christianisme qui présente deux caractéristiques principales : d’abord, elle accorde plus d’importance à la foi vécue qu’à la doctrine professée ; ensuite, elle fait usage de la critique historique pour évaluer la portée et l’autorité aussi bien des textes bibliques que des dogmes ecclésiastiques. On est proche de la présentation d’Évangile et liberté affirmant la primauté de la foi sur la doctrine et la nécessité d’une pensée critique.
Toutefois, ce n’est pas l’influence, à vrai dire assez mince, de Semler, qui a conduit, autour des années 1830, à parler, au sein du protestantisme, de « libéralisme », mais bien plutôt la contagion du vocabulaire politique. Tout le long du XIXe siècle s’affrontent en Europe, parfois jusqu’à la violence, deux tendances : d’un côté, une immense aspiration à une liberté qui innove, mais déstabilise et inquiète ; de l’autre, un fort attachement à des systèmes considérés comme traditionnels, défendus bec et ongles par les « conservateurs », qui sont autoritaires, mais solides et assurés.
Beaucoup de protestants, en particulier dans les milieux intellectuels marqués par la philosophie des Lumières, désirent être affranchis du joug des textes normatifs de la Réforme (catéchismes, confessions de foi, écrits symboliques) qui leur paraissent à la fois rigides et datés. Sur plusieurs points, ils n’adhèrent pas à leurs formulations. Ils souhaitent une religion plus vécue et « sensible » que doctrinale. Pendant un siècle et demi, les libéraux se battront contre les « confessions de foi » obligatoires qu’il serait nécessaire de signer pour être pasteur et souvent membre d’une Église. Ils voient dans cette exigence une contrainte insupportable, qui contredit la « liberté des enfants de Dieu », qui fait de la foi une doctrine et non une vie, et qui enferme le travail de la réflexion dans une sorte de cage de fer. Leurs adversaires « orthodoxes » (c’est-à-dire défenseurs de formulations impératives) leur opposent qu’on ne peut pas admettre n’importe quoi et n’importe qui dans une Église et font valoir que pour en faire partie, à plus forte raison pour y exercer un ministère, il faut bien adhérer à ses croyances.
En France, ce débat fait rage pendant plus d’une centaine d’années et n’est pas encore totalement éteint aujourd’hui. Il culmine au Synode national de 1872 (le seul synode que les gouvernements français successifs ont autorisé les réformés à tenir pendant tout le XIXe siècle). Charles Bois (1826-1891), professeur à la Faculté de théologie protestante de Montauban, soumet au vote de ce synode une « déclaration de foi ». La discussion ne porte pas tellement sur le texte, assez consensuel, qu’il propose que sur l’usage qu’on en fera : servira-t-il à condamner et à exclure ? On retrouve ici quelque chose d’analogue avec la position de Benjamin Constant qui n’entendait pas imposer tel ou tel régime politique, mais faire respecter les libertés individuelles par le régime quel qu’il soit. De même, les libéraux français dans leur majorité, veulent bien d’une confession de foi, mais à condition qu’on ne s’en serve pas pour enchaîner les consciences et rejeter ceux qui n’y souscrivent pas. Ils n’entendent pas fonder une Église dissidente ou alternative (comme les y invitent à plusieurs reprises leurs adversaires orthodoxes), mais « libéraliser » l’Église existante. Une solution heureuse, mais qui ne fera pas l’unanimité parmi les orthodoxes, sera trouvée en 1938, quand un Synode national de réconciliation et de rassemblement précisera qu’adhérer à la confession de foi ne veut pas dire « s’attacher à la lettre de ses formules », mais se reconnaître dans ses intentions et orientations.
Les libéraux du XIXe siècle cherchent également à délivrer le protestantisme d’un littéralisme biblique devenu insoutenable et insupportable. Avec le développement des connaissances scientifiques et des recherches historiques, comment peut-on encore sérieusement et honnêtement croire que l’univers a été fabriqué en six jours (ce que d’ailleurs ni Augustin ni Calvin ne croyaient) ou que Dieu a dicté mot après mot les livres de la Bible (ce que d’ailleurs aucun des textes qu’elle contient n’affirme) ? L’exégèse (terme qui désigne l’étude savante et minutieuse d’un écrit) a conduit au libéralisme beaucoup de ceux qui la pratiquaient. Elle désacralise la Bible, y voit un recueil aux contours imprécis, qui regroupe des mythes, des légendes, des récits historiques souvent arrangés (ils ne relatent pas les faits tels qu’il se sont passés), des poèmes, des romans, des écrits de sagesse. Des tendances et des positions différentes, pas toujours compatibles, s’y expriment, parfois s’y opposent si bien qu’il est impossible de parler de sa doctrine ou de son enseignement au singulier. Elle est une littérature humaine, celle des Hébreux pour l’Ancien Testament, celle des disciples de Jésus pour le Nouveau, beaucoup plus que « parole de Dieu », même quand on croit que cette parole se fait entendre à travers elle. La Bible devient incertaine, en ce sens qu’elle ne peut pas fournir le type de certitude qu’on avait cru auparavant y trouver.
Le découvrir a été pour beaucoup un choc. Dans un roman posthume, intitulé Ainsi va toute chair, le romancier anglais Samuel Butler (1835-1902) raconte l’histoire d’un jeune prêtre anglican qui compare les récits de Pâques, y relève des contradictions et en perd la foi. En 1849, Edmond Schérer (1815-1889) professeur d’une école évangélique très orthodoxe de Genève opposée à la Faculté de cette ville jugée trop libérale, donne sa démission ; l’étude consciencieuse qu’il avait faite de la Bible pour son enseignement lui rendait impossible d’affirmer l’inspiration plénière des Écritures et avait détruit en lui toute forme de foi chrétienne. Les libéraux (qui en général ne reconnaissent pas Schérer comme l’un des leurs) ne sont pas aussi radicaux. À l’image de Semler, ils sont à la fois de rigoureux rationalistes et de pieux croyants. Auguste Sabatier (1839-1901), Wilfred Monod (1867-1943), Albert Schweitzer (1875-1965), Maurice Goguel (1880-1955), pour ne s’en tenir qu’à quelques libéraux français connus et influents, ont allié une mystique nourrie de la Bible avec une exigence critique qu’ils n’abandonnent ni n’atténuent jamais.
Ne pas donner à la Bible le statut quasi-divin que lui confère la « théopneustie » (pour qui elle est écrite par Dieu lui-même), ne pas la considérer comme « inerrante » (c’est à dire exempte de toute erreur) n’équivaut pas à la réduire à de « petits contes juifs ou chaldéens », comme le fait le professeur sceptique de l’Histoire contemporaine (1899) d’Anatole France. Loin de la reléguer au rang de document ethnologique sans pertinence pour notre temps, le libéralisme met en œuvre à la fois un discernement critique qui tient compte des travaux historiques et une herméneutique (autrement dit, une méthode d’interprétation) qui s’interroge sur ce que, existentiellement, ces textes ont à nous dire aujourd’hui. Avec son programme de démythologisation, Rudolf Bultmann (1884-1976), même s’il ne se qualifiait pas lui-même de libéral, donne l’exemple le plus connu d’une telle démarche.
Laisser-faire
Dans le vocabulaire politique et journalistique d’aujourd’hui, un troisième sens du mot « libéralisme » prédomine. Il désigne la tendance à promouvoir dans le domaine de l’économie le « laisser-faire » et le « laisser-passer », sinon en supprimant, du moins en diminuant le plus possible les règlements qui imposent aux individus et aux entreprises des contraintes parfois pesantes, voire paralysantes. Cette tendance entend atténuer considérablement les entraves et les contrôles que les États modernes et les organisations internationales ont multipliés. Elle préconise une « dérégulation » qui laisse le marché s’autoréguler naturellement.
Ce courant se réclame souvent d’Adam Smith (1723-1790), un philosophe écossais. En 1776, Smith publie un traité intitulé Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations ; il y soutient que le libre-échange et le jeu de la concurrence débouchent sur des équilibres harmonieux qui permettent à la fois l’épanouissement des individus et l’augmentation de la prospérité collective. Le « laisser-faire » et le « laisser-passer » mettent en place un ordre « naturel » qui obtient de bien meilleurs résultats que n’importe quel dirigisme, comme si « une main invisible » intervenait pour arranger les choses. Bien qu’Adam Smith soit peu religieux, on a vu dans cette « main invisible » un recours naïf à l’action secrète de la Providence. En fait, comme Jacques Guin, professeur de droit économique à l’Université de Montpellier, me l’a indiqué, ce thème ne renvoie pas à l’action d’une puissance surnaturelle, mais il correspond à une économie encore artisanale où la main-d’œuvre s’adapte sans problème majeur aux demandes du marché, ce que la mécanisation et la spécialisation industrielles rendent aujourd’hui impossible.
Il y a une grande différence et même une opposition entre ce libéralisme économique et le libéralisme politique dont il a été question au paragraphe précédent. Le politique préconise la liberté de l’individu, l’économique celle du marché, ce qui ne revient pas du tout au même. Les libéraux politiques ne demandent pas la suppression des réglementations ; au contraire, ils les jugent nécessaires pour assurer la protection des individus contre les abus des pouvoirs. Benjamin Constant et Wilhelm von Humboldt donnent une grande importance aux lois et aux pratiques juridiques ; s’ils s’intéressent peu à la nature du régime qui gouverne un pays, ils sont en revanche très attentifs aux « garanties » que sa constitution et sa législation donnent aux citoyens et comptent sur la vigilance des tribunaux pour que les libertés fondamentales soient respectées. « L’absence de règles » c’est « l’arbitraire » déclare Constant, tandis que Henri Lacordaire (1802-1861) souligne justement que dans une société la loi libère et l’absence de loi opprime.
L’écart entre ces deux libéralismes est tel qu’on a parfois estimé qu’il serait préférable de ne pas avoir recours au même mot pour les désigner. Entre les deux guerres mondiales, on avait proposé, au cours d’une séance de la Société Française de Philosophie, d’appeler « libertaires » les libéraux économiques pour éviter toute confusion, suggestion qui n’a reçu aucun écho. Aujourd’hui, on utilise parfois l’expression « ultralibéralisme » ; elle n’est pas très heureuse car elle laisse entendre que le « laisser-faire » économique tire les conséquences dernières d’un libéralisme politique mené jusqu’au bout de sa logique, alors qu’en fait il le contredit.
Le libéralisme économique a très mauvaise presse dans les milieux qui se situent politiquement à gauche. Ils lui reprochent de favoriser une jungle où les forts écrasent les faibles et ils lui attribuent, au moins partiellement, la responsabilité des injustices sociales et des dysfonctionnements de l’économie mondiale. Ainsi, pour Friedrich Engels (1820-1895), le compagnon de Karl Marx (1818-1883), « laisser-faire » veut dire « donner libre cours à la misère ».
Ce troisième sens pose un problème aux chrétiens et aux protestants qui se reconnaissent dans les sens précédents. Se dire « libéral » devient difficile parce que ce qualificatif est lié à une conception de l’économie très discutée, voire discréditée. Il prête à équivoque voire à contresens. Le problème n’est pas nouveau. De grands théologiens libéraux allemands de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, tels que Adolf Harnack (1851-1930), Martin Rade (1857-1940), Ernst Troeltsch (1865-1923), ont refusé l’étiquette « libéralisme », trop associée à un égoïsme économique brutal ; ils préféraient parler de « théologie libre » ou de « libre christianisme ». Ils voulaient également se démarquer d’un rationalisme vaguement spiritualiste qu’on appelait aussi « libéralisme » ; il en va de même chez des théologiens proches du libéralisme, tels Rudolf Bultmann et Paul Tillich (1886-1965). En francophonie, dans les années 1970, nous nous sommes demandé si un autre terme ne serait pas préférable ; mais nous n’en avons pas trouvé qui nous convienne et nous ne voulions pas avoir l’air de renier nos prédécesseurs. Mais combien de fois avons-nous dû préciser qu’il n’y a, comme l’écrit Philippe Vassaux (1938-2016), « aucun rapport direct entre le libéralisme théologique et le libéralisme économique » !
Privilégier les questions
Dans l’introduction de sa Théologie systématique (1951), Paul Tillich écrit que les Églises, leurs pasteurs et leurs penseurs ont pour tâche de clarifier et de formuler les réponses évangéliques (ou inspirées de l’Évangile) aux questions des hommes. La plupart des chrétiens l’entendent bien ainsi et cette affirmation correspond à ce qu’ils pensent ou souhaitent. Toutefois, en général, ils accordent plus d’attention et donnent plus de poids aux réponses qu’aux questions. Ils classent les Églises, les théologies et les spiritualités d’après leurs enseignements et leurs doctrines, autrement dit d’après les réponses qu’elles proposent. Sans en disqualifier l’importance, le libéralisme a tendance à estimer que les interrogations sont plus intéressantes et significatives. Pour sa part, il se caractérise davantage par le type de préoccupations qu’il porte et qui l’animent que par un ensemble d’affirmations et de positions.
Ce privilège de la question s’accorde avec la générosité, dont nous avons vu qu’elle est le premier sens du mot libéral. On ne considère pas celui qui interroge et qui s’interroge comme un ignorant en manque de savoir qu’il faudrait instruire ; on ne voit pas non plus en lui un sot à la réflexion insuffisante qu’il faudrait éclairer. On lui fait crédit, on considère que ses questions sont pertinentes ; elles témoignent d’une perspicacité qui renvoie à des problèmes réels et invite à des approfondissements. On ne le méprise pas du haut de ses connaissances ou de son intelligence ; on ne le réduit pas à un statut d’inférieur, on l’écoute, on chemine et on s’interroge avec lui, à ses côtés.
Insister sur le questionnement renvoie aussi au deuxième sens de libéral, celui qui se soucie de la liberté. À trop s’appuyer sur les réponses, on risque de les figer, de les absolutiser, et alors on enferme la vie spirituelle et intellectuelle dans les cadres rigides des dogmatismes orthodoxes qui risquent de devenir des dortoirs et des prisons de l’esprit. Les questions, au contraire, sont dynamiques et vivifiantes ; elles obligent à avancer, à approfondir, à inventer, à innover. Pour Tillich, la réponse apportée, quand elle est juste, ne ferme pas la question, ne clôt pas l’interrogation ; elle la relance, la fait rebondir, l’oriente autrement et lui donne un nouveau souffle. Interroger, c’est se montrer libre et exercer sa liberté. La foi fait de nous des questionneurs, des chercheurs, et non des propriétaires ou des détenteurs de vérités.
Dans un vieux numéro d’Évangile et liberté, j’ai glané l’anecdote suivante. À la fin du XIXe siècle, le pasteur d’une Église très stricte et rigide des Pays-Bas, commente le récit où Jésus laisse ses disciples cueillir des épis lors du sabbat, jour du repos, où d’après la loi on ne doit faire aucun travail (Luc, 6, 1-11). Quand il a fini, un vieux paroissien austère lui dit : « Monsieur le pasteur, vous venez d’éveiller en moi un soupçon terrible : notre Seigneur Jésus-Christ ne serait-il pas lui-même un petit peu libéral ? » Il me semble qu’il l’est beaucoup par sa générosité et par les délivrances qu’il opère. Si, selon certains, le libéralisme écarte ou éloigne de l’Évangile, pour ma part, je pense qu’au contraire l’Évangile, parce qu’il annonce la bienveillance de Dieu et rend libres les croyants, conduit au libéralisme.