Dans l’ « Épître au Roi de France » qui sert de préface à l’Institution de la religion chrétienne (1535), Calvin affirme défendre les droits de la vraie doctrine. Il ne demande pas à François Ier la liberté de conscience pour les hérétiques, mais il lui rappelle son obligation de maintenir la gloire de Dieu sur terre. Le roi est un ministre de Dieu, à ce titre il lui appartient de faire régner « en son entier » la sainte Parole de Dieu. Il ne s’agit pas pour Calvin d’arracher une forme de tolérance pour les « Français qui ont faim et soif de Jésus Christ » (les futurs Réformés) au sein d’un royaume catholique, mais bien d’obtenir que l’Église authentique soit re-instituée dans le royaume par le moyen de son gouvernement légitime. Calvin combat pour la vérité, il ne combat pas pour la tolérance religieuse. Ce rappel vient dissiper un anachronisme souvent énoncé au sujet de la Réforme du XVIe siècle. Elle aurait été le versant spirituel de l’humanisme, c’est-à-dire la revendication de la tolérance et de la libre conscience dans le domaine de la foi. Rien n’est plus inexact dans les faits.
La Réforme a certes été un mouvement de renouveau spirituel, mais accompagné d’un principe de vérité intransigeant nullement soucieux de tolérance. Calvin n’envisage à aucun moment que les droits de la vérité théologique puissent être négociables. Il n’est pas question d’admettre que d’autres puissent croire autrement que la droite doctrine ne l’enseigne. Il campe fermement sur la ligne de la distinction mosaïque posant l’unicité de la vérité révélée et rejetant toutes les autres vérités dans la pénombre du non vrai. Cette forme de distinction ne peut que déboucher sur l’intolérance. La Réforme magistérielle qui visait une refonte de l’Église visible au sein de la société fut intolérante, ne le cédant en rien au parti catholique. Elle s’est mon-trée terriblement persécutrice à l’égard des non-conformistes, tels les anabaptistes. En ce temps-là, la mal pensance ou la mal croyance sont aussi dangereuses à Genève qu’à Rome, à Zürich qu’à Wittenberg. À la décharge des uns et des autres, la notion de tolérance n’a tout simplement pas cours. Elle n’est pas encore née, elle n’a pas encore été inventée.
Elle va être élaborée dans la marge, au gré des secousses de l’histoire, par des penseurs eux-mêmes marginaux : Castellion (1515-1563) à partir du supplice de Michel Servet (1509/11-1553), Bayle (1647-1706) réfugié en Hollande à cause de la Révocation ou Locke (1632-1704) pris dans les soubresauts des guerres civiles anglaises. C’est un paradoxe des protestants d’avoir été contraints de penser la tolérance religieuse alors que la théologie de leurs pères fondateurs ne les y prédisposait guère.
On sait que le Traité des Hérétiques (1554) a été composé par Castellion à la suite de l’affaire Servet. Comme on imagine, il fut très mal reçu par Calvin qui chargea Théodore de Bèze de lui répondre. C’est ainsi que parut quelques mois plus tard L’Anti-Bellius ou Traité de l’Autorité du Magistrat, défendant le droit pour la puissance civile de poursuivre et condamner l’hérétique. Dans l’hiver 1554-1555, Castellion entreprit de réfuter à son tour le traité de Bèze, dans un texte qui n’a jamais été publié de son vivant, De l’Impunité des Hérétiques. De tous les textes de Castellion, c’est incontestablement celui qui nous renseigne le mieux sur sa pensée. Il ouvre pour la première fois dans l’histoire intellectuelle de l’Europe le débat théologique sur la tolérance. En voici les arguments fondamentaux.
Castellion commence par définir ce qu’est un hérétique en se référant à l’Épître à Tite (3,8-9).
Son exégèse définit avec précision les limites de son propos. S’il entend prouver que le magistrat n’a pas le droit de punir les hérétiques, cela ne signifie pas qu’il n’a rien à voir avec la religion. On est encore très loin de l’affirmation laïque selon laquelle l’État ne doit se mêler d’aucun culte. Il établit une distinction entre « l’hérétique selon les moeurs » (l’impie, le blasphémateur ou l’apostat) et « l’hérétique selon la doctrine » (typiquement Michel Servet qui remet en cause le dogme de la Trinité).
Castellion ne prend pas la défense de l’hérétiqueselon les moeurs, c’est-à-dire de celui qui nie Dieu, l’insulte ou l’abandonne délibérément. C’est un lieu commun de son époque que de voir en l’athée un nuisible débauché faisant peser une menace sur la société. C’est ainsi qu’il n’est pas intervenu dans le procès de Jacques Gruet exécuté en juillet 1547 pour avoir fait profession publique d’athéisme. Dans ce cas, estime-t-il, le magistrat genevois était dans son rôle.
Il en va tout autrement de l’hérétique selon la doctrine. Il n’y n’a rien à lui reprocher quant aux moeurs. Il se contente de croire et penser différemment de la majorité de ses coreligionnaires. Michel Servet, irréprochable quant aux moeurs, est l’exemple emblématique de ce second cas de figure. Le magistrat l’a condamné pour crime de croyance divergente. Dans ce second cas, le tribunal n’était plus dans son rôle.
Pourquoi l’hérétique selon la doctrine n’est-il pas punissable ? Parce que nul ne doit et ne peut être contraint à la foi. Castellion prend position sur un célébrissime commentaire de saint Augustin à propos de la parabole des invités (Lc 14). Ce commentaire, abondamment exploité par les censeurs de tous bords, entend justifier l’emploi de la contrainte au service de l’Église, « compelle intrare », « force-les d’entrer » (voir Lc 14,23) !
« Par la puissance qu’elle a reçue de la faveur divine et au temps voulu, écrit Augustin, au moyen de la piété et de la foi des rois, l’Église force d’entrer ceux que l’on rencontre le long des chemins et des haies, c’est-à-dire dans les hérésies et les schismes. Ceux-ci ne doivent pas se plaindre d’être contraints, mais ils doivent faireattention à quoi on les contraint. » (Lettre 185, année 417)
Pour Castellion au contraire, nul ne peut être contraint à la foi. Les partisans d’Augustin, dont Bèze, estiment que du mal de la contrainte peut sortir un bien, celui de la foi orthodoxe. « Ceux qui sont contraints finissent par devenir volontaires », écrit froidement Bèze. Mais Castellion déteste cette idée qu’on doive faire le mal pour qu’un bien s’ensuive. En fait le seul résultat tangible de la contrainte est la confession feinte, c’est-à-dire l’hypocrisie. C’est pourquoi « je dirais qu’il faut plutôt obéir à Dieu qu’à saint Augustin ».
L’argument biblique touche au coeur du débat puisque pour la Réforme, l’Écriture sainte est la seule règle de la foi. Calvin comme les autres Réformateurs pense que la révélation est suffisante. La Bible est suffisamment claire et transparente en ce qui concerne la connaissance de notre salut, de sorte que tout le monde peut y accéder. Ce postulat de la clarté des Écritures ne va pas sans un certain escamotage des difficultés textuelles auxquelles Castellion est particulièrement sensible. Juste avant qu’ils ne se brouillent, Calvin avait écrit à Castellion à propos de son projet de traduction du Nouveau Testament : « Mon seul souci est d’éviter les inconvénients graves qui naîtraient de la diversité des explications… » Inconvénients graves parce que susceptibles de troubler la transparence supposée des Écritures et de créer des controverses dans l’Église. C’est si vrai que la lecture calvinienne de la Bible est délibérément harmonisante, quitte à solliciter un peu trop le texte ou à passer sous silence certains écueils d’exégèse. Calvin n’est pas un bibliste. Il est un théologien qui fait entrer le texte dans une vision préalable construite autour de ce qu’il appelle l’intention générale de l’auteur sacré et, à toute difficulté d’interprétation, il trouve une solution. Il ne répugne pas à lapirouette intellectuelle pour raboter les contradictions. Jésus a-t-il dit « Heureux les pauvres » ou « Heureux les pauvres en esprit » ? C’est la même chose : lorsqu’on est pauvre, on est forcément déprimé, donc pauvre en esprit… L’interprétation est codifiée à l’avance par cette minutieuse construction intellectuelle qu’est l’Institution de la religion chrétienne.
Castellion, lui, pratique une lecture de bibliste : « Les saintes lettres sont en partie claires et en partie obscures. » Il dit ce qu’il comprend du texte et ce qu’il ne comprend pas. Il s’efface devant le texte et ne refuse pas de pointer les difficultés.
Sans doute l’essentiel de ce qu’il faut au fidèle est clair dans la Bible, la piété et la morale essentiellement. En revanche, les subtilités doctrinales demeurent très spéculatives. Il reste dans la Révélation divine une part d’obscurité et c’est à propos de cette obscurité que naissent les hérésies. Les choses obscures sont précisément celles qui sont en débat.
Il serait plus responsable pastoralement parlant de s’en tenir à la morale et à la piété. Les débats théologiques souvent abscons et finalement indécidables (comme la Trinité ou la prédestination) ne devraient jamais sortir du cercle des savants. Surtout ils ne devraient pas être criminalisés. Car ces choses obscures ne peuvent servir de critère pour décider qui est hérétique et qui ne l’est pas.
Revenons à Bèze et à son Anti-Bellius. Il pose en principe que le magistrat civil est l’incarnation d’un ordre naturel voulu par Dieu englobant toutes les cultures et civilisations. Cette affirmation – que Castellion partage – repose exégétiquement sur l’alliance avec Noé. Elle signifie que personne ne se tient en dehors de l’ordre naturel de la création. Le rôle du magistrat consiste à faire régner la police et la tranquillité publique que cet ordre requiert. C’est pourquoi il punit les brigands, les malfaiteurs, les blasphémateurs et les athées. C’est pourquoi aussi il existe une identité de fonction entre le magistrat chrétien et le magistrat musulman par exemple, qui doivent juger selon le sens commun à toutes les nations. Le magistrat est le gardien d’une sorte de religion civile découlant de la révélation naturelle (celle de Noé) qui ne doit pas être confondue avec celle dont se revendique l’Église.
Par contre, objecte Castellion, le magistrat civil estincompétent en matière d’hérésie, pour la raison que l’ordre mondain ne peut pas être confondu avec l’ordre ecclésiastique.
On sait qu’au XVIe siècle, à Rome comme à Genève, le bras séculier est au service de l’Église avec des différences assez minimes. À Genève, les experts de la Compagnie des Pasteurs ont remplacé auprès du magistrat civil le tribunal religieux de l’Inquisition. Seulement voilà : l’hérésie reste du ressort de l’appréciation des théologiens dans le seul ordre ecclésiastique qui est le leur. Si bien que l’hérésie ne concerne que des notions et des règles internes à l’Église et non communes à la société tout entière. L’Église a le droit d’excommunier l’hérétique, mais elle n’a pas le droit d’en faire un paria social via le bras séculier. « Touchant l’hérésie, nous ajoutons que le magistrat ne doit pas punir un crime qu’il ne peut ni connaître ni juger, de peur qu’en se rapportant à la conscience d’autrui il ne soit aussi ministre de la cruauté d’autrui. »
La séparation de l’Église et du magistrat, ancêtre de la séparation du politique et du religieux, est la clef de voûte de la pensée de la tolérance.
Castellion est un pacifiste à qui la violence répugne. Son maître Érasme a insisté sur la non-violence du Christ, dont beaucoup de passages évangéliques font état. Il en découle que le débat d’idées ou de croyances doit rester un débat spirituel et intellectuel et ne doit jamais dégénérer en atteinte aux personnes. Foi et violence sont incompatibles car la violence exercée au nom de la foi détruit automatiquement cette dernière.
Castellion admet que l’Église a le droit d’excommunier en se séparant de celles et ceux qui ne croient pas comme elle. En beaucoup d’endroits, le Christ fait la différence entre ceux qui se prononcent pour lui et ceux qui se positionnent contre. Castellion ne plaide pas pour l’instauration du pluralisme théologique à l’intérieur d’une communauté. Cette notion moderne lui est étrangère. Il dit simplement que celui qui a été exclu doit être laissé tranquille car il n’est pas un criminel. La parole de Dieu « tant ardente » n’a pas besoin du glaive du magistrat pour se défendre. « Les armes de notre guerre sont spirituelles. Une guerre spirituelle doit être menée par des armes spirituelles. Et le royaume de Christ n’est point de ce monde. »
Et de prendre l’exemple des marchands du temple. Jésus s’est contenté de les chasser hors du sanctuaire, ilne les a pas tués. Dans son essai, Bèze appelle les hérétiques des « marchands des âmes ». Ces marchands, contentons-nous de les chasser hors de l’Église. Mais nul n’est autorisé à attenter à leur vie.
Castellion n’est pas opposé à la peine de mort, que personne d’ailleurs ne songe à abolir en son siècle. Il est opposé à son application aux hérétiques selon la doctrine. Plus largement, il pointe au passage la fragilité des aveux obtenus par la torture judiciaire. La « question » était d’un usage quasi obligatoire dans les procédures de l’époque. Or la torture ne sert à rien. Elle n’est point de Dieu mais du diable. Elle fabrique des hypocrites et transforme une loi juste en « brigandage ». Cette dénonciation est encore une nouveauté dans l’histoire intellectuelle de l’Europe. Rappelons que l’usage de la torture judiciaire ne sera effectivement aboli que deux siècles plus tard par Louis XVI.
Enfin l’argumentation en faveur de la mise à mort de l’hérétique puise aux sources du Deutéronome (13,2- 5), passage relatif aux faux prophètes : « Tu ôteras le mal du milieu de toi ! » Elle se trouve en bonne place dans le Dictionnaire des Inquisiteurs comme dans les commentaires de Calvin.
Castellion soulève la question théologique qui se tient en amont de cette argumentation. Quelle est la place de la Loi de Moïse dans le régime de la Nouvelle Alliance ? En a-t-elle seulement une ? Calvin on le sait maintient l’usage de la Loi qu’il déclare pérenne, en tension avec l’Évangile. Ce qui veut dire que la Loi demeure pour les chrétiens une source d’autorité « tant que la terre durera ».
Castellion se situe à l’opposé de cette vision qu’il juge illogique et contradictoire. « Ce serait une chose absurde, je dis même inique, si Christ nous contraignait sous le joug de la Loi, nous qui ne sommes pas juifs, vu qu’il en délivre les juifs qui croient en lui. » Au sein de la Nouvelle Alliance, la Loi de Moïse doit être remplacée par le pardon, la réconciliation et l’amour. « Il nous faut maintenant servir Dieu en nouveauté d’Esprit et non point en vieillesse de lettre par ce que la lettre tue et l’esprit vivifie. »
C’est à Pierre Bayle (1647-1706), ce penseur inclassable et paradoxal, qu’il revient d’avoir élargi etuniversalisé la pensée de la tolérance un siècle plus tard. Bayle est protestant, fils de pasteur. Il a étudié la théologie à Genève mais n’exercera jamais le ministère. Il sait ce que veut dire être persécuté dans sa chair puisque son frère Jacob, également pasteur, périt en prison à Bordeaux et que lui-même doit fuir la France pour la Hollande.
Est-il croyant, agnostique ou athée ? C’est difficile à dire. Contre les rationalistes, Bayle se retranche dans les positions de l’orthodoxie calviniste et ses mystères. Mais il recourt volontiers aux armes du scepticisme et prend la défense des athées… Disons que Bayle est un chrétien en colère, qui n’a cessé de souligner combien le christianisme historique et confessionnel n’était au fond que la perversion et la trahison de l’Évangile. Son Dictionnaire est en grande partie l’énumération de ces trahisons. Ses bêtes noires sont le cléricalisme, la superstition, l’obscurantisme qu’il découvre aussi bien chez les catholiques que chez les protestants.
Sous le coup de la douleur causée par la mort de son frère, il publie en 1686 un Commentaire Philosophique sur ces paroles de Jésus-Christ « Contrains-les d’entrer », titre auquel on ajouta au XVIIIe siècle Traité de la tolérance universelle. Addition judicieuse : Bayle veut une tolérance qui va beaucoup plus loin que celle de Castellion. Il plaide pour une tolérance civile qui englobe toutes les confessions chrétiennes, toutes les religions et les athées.
Les conflits théologiques sont au premier chef des conflits d’interprétation du texte biblique de référence. Mais quel est le principe directeur de l’interprétation ? Pour le catholicisme, c’est la tradition de l’Église. Pour Calvin, c’est officiellement le témoignage intérieur du Saint Esprit (donc Dieu lui-même), officieusement la grille de lecture offerte par l’Institution de la religion chrétienne. Pour Castellion qui préfigure la critique biblique, c’est la raison naturelle.
Bayle propose un principe directeur original, le principe éthique. Le critère d’une interprétation est laconséquence concrète de cette interprétation. Quel est l’impact de ce que je crois sur les autres ? Qu’est-ce que ça fait aux autres ? Qu’est-ce que ça fait de moi ?
Au nom de ce principe, il réfute à son tour les conclusions de saint Augustin dans la fameuse Lettre 185. « Une interprétation de l’Écriture tout à fait contraire à l’esprit de l’Évangile ne peut être que fausse. Or est-il que le sens littéral de ces paroles Contrains-les d’entrer est tout à fait contraire à l’esprit de l’Évangile. Donc le sens littéral de ces paroles ne peut être que faux […] Le sens littéral de ce texte de l’Évangile, Contrains-les d’entrer, est non seulement contraire aux lumières de la religion naturelle, loi primitive et originale de l’équité, mais aussi à l’esprit dominant et essentiel de ce même Évangile et de son auteur. Car rien ne peut être plus opposé à cet esprit que les cachots, que les exils, que le pillage, que les galères, que l’insolence des soldats, que les supplices et les tortures. » (Commentaire Philosophique [CP])
L’apôtre Paul a transféré le sacré du Temple à la personne humaine, « Vous êtes le temple de Dieu » (1 Co 3,16). Il en résulte une inviolabilité de la conscience qui n’appartient qu’à Dieu. Non seulement elle ne doit faire l’objet d’aucune contrainte ni violence, mais elle doit être écoutée. C’est ce que Bayle nomme le dictamen de la conscience, qui dicte ce que nous avons à faire. Nous devons obéir à cet impératif intérieur. « La première et la plus indispensable de toutes nos obligations est celle de ne point agir contre l’inspiration de la conscience […] Il y a une loi éternelle et immuable, qui oblige l’homme, sous peine du plus grand péché mortel qu’il puisse commettre, de ne rien faire au mépris et malgré le dictamen de sa conscience. » (CP)
Et si la conscience se trompe ? Après tout, le riche panorama des hérésies, ces « catalogues d’hérétiques » qui suscitent l’ironie de Bayle, prouve au moins une chose : la conscience peut se tromper, que ce soit celle de l’hérétique ou celle de l’orthodoxe.
En matière foi, il n’existe pas de critère objectif, « géométrique », qui permette de décider de la vérité. Tout ce que nous pouvons faire est d’être sincèrement convaincu que nous sommes dans le vrai. Il se peut cependant que nous nous trompions. Qu’importe ! Bayle tient que l’essentiel est de suivre la dictamen dla conscience, quand bien même cette dernière erre. On est donc autorisé à croire autrement que la doctrine officielle ne l’enseigne. Le droit à la conscience errante est certainement la plus connue et la plus discutée des thèses de Bayle.
« Je dis seulement que comme la foi ne nous donne point d’autres marques d’orthodoxie que le sentiment intérieur et la conviction de la conscience, marque qui se trouve dans les hommes les plus hérétiques, il s’ensuit que la dernière analyse de notre croyance, soit orthodoxe soit hétérodoxe, est que nous sentons et qu’il nous semble que c ela est vrai. » (CP)
Il y a de l’indécidable dans la foi et sur cet indécidable s’édifie la tolérance.
Pour finir, Bayle a pris la défense des athées. Devant une telle audace, même Locke et Rousseau reculeront. Bayle a observé qu’on pouvait être incroyant sans que cela nuise à autrui. On peut donc être honnête sans Dieu, c’est pourquoi l’ordre public n’a rien à craindre de la tolérance civile universelle.
« La raison sans la connaissance de Dieu peut quelque fois persuader à l’homme qu’il y a des choses honnêtes qu’il est beau et louable de faire, non pas à cause de l’utilité qui en revient mais parce que cela est conforme à la raison […]
Je ne vois pas que ce soit une nécessité indispensable que tous ceux qui ignorent qu’il y a un Dieu méconnaissent l’honnêteté qui est jointe avec la reconnaissance. Car il faut savoir, qu’encore que Dieu ne se révèle pas pleinement à un athée, il ne laisse pas d’agir sur son esprit et de lui conserver cette raison et cette intelligence, par laquelle tous les hommes comprennent la vérité des premiers principes de métaphysique et de mor ale. » (CP)
Avec Bayle naît l’idée de l’athée honnête homme. Ce qui est devenu une évidence pour nous fut à l’époque une révolution mentale considérable. Ni Locke ni Rousseau, tous deux tenants d’une religion civile de type déiste, ne pourront consentir à cette idée qui leur paraît néfaste.
« Ce n’est même pas la tolérance que je réclame, c’est la liberté ! La tolérance ! Le support ! Le pardon ! La clémence ! Idées souverainement injustes envers les dissidents, tant il est vrai que la différence d’opinion sera un crime. La tolérance ! Je demande qu’il soit proscrit à son tour, et il le sera, ce mot injuste qui ne nous présente que comme des citoyens dignes de pitié, comme des coupables auxquels on pardonne, ceux que le hasard souvent de l’éducation ont amené à penser d’une autre manière que nous. »
Rabaut Saint-Étienne, Discours prononcé le 28 août 1789
Cette révolution, aboutissement des droits de la conscience personnelle, pose les fondements de l’invention protestante de la tolérance. Sur ces fondements d’autres vont construire. Citons Jacques Basnage (1653-1723, pasteur et diplomate, auteur d’un Traité de la Conscience définie comme « dieu domestique »), John Locke (1632-1704, qui envisagea, sans la mener à bien, une édition complète des écrits de Castellion), Jean-Jacques Rousseau, Jean-Edmée Romilly (1739-1779, pasteur genevois auteur de la notice « tolérance » dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert), Jean- Paul Rabaut Saint-Étienne (1743-1793, pasteur qui inspira l’article sur la liberté de conscience dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789). Sans oublier des philosophes tels que Spinoza ou Voltaire (lequel n’aimait guère les protestants mais leur doit beaucoup sur ce plan…). On peut aller jusqu’au protestant libéral Ferdinand Buisson, l’un des principaux architectes de la laïcité en France.
Il y aurait enfin beaucoup à dire sur l’influence de Castellion sur le théologien Roger Williams (1603-1683), théoricien de la liberté religieuse en Amérique du Nord comme sur le poète John Milton (1608-1674), chantre de la liberté de la presse en Angleterre.
L’un des plus beaux legs de la Réforme fut aussi le plus marginal et le plus inattendu. Dans l’âge sombre qui est le nôtre, nous donnera-t-il le courage de faire à nouveaux frais un peu de lumière ?