J’habite la même ville et fréquente la même paroisse depuis quarante-cinq ans. Pourtant, il m’arrive de m’y sentir étranger, non parce que j’arriverais d’un autre pays ou d’une autre Église, mais parce que je viens d’une autre époque. Les réfugiés, qui débarquent sur une terre lointaine, vivent une migration spatiale. Pour ma part, j’expérimente une migration temporelle. Je suis resté au même endroit, mais quantité de transformations font qu’il ne ressemble plus à ce qu’il était naguère.
Dans les rues, je cherche du regard des magasins qui ont fermé pour faire place à d’autres dont je ne comprends pas toujours ce qu’ils vendent. Là où il y avait des maisons vieillottes se dressent des immeubles modernes. Des itinéraires cents fois suivis et bien balisés sont devenus impraticables à cause d’une circulation et d’un urbanisme restructurés. Mes points de repère se sont évanouis et je me perds. Je suis bien d’ici, mais de l’ici d’autrefois.
Au culte, des gens que je ne connais pas occupent les bancs où s’asseyaient, depuis plusieurs générations, les mêmes familles. À l’arrivée, au lieu de se recueillir en silence avant l’entrée musicale, on bavarde dans un joyeux brouhaha. Les textes liturgiques immuables que j’écoutais dans une douce somnolence (beaucoup ne méritaient pas mieux) ont été supprimés au profit de paroles souvent belles et poétiques, mais que je n’ai pas le temps d’apprivoiser parce qu’elles changent d’un dimanche à l’autre. Les cantiques de ma jeunesse, que l’orgue accompagnait solennellement, sont délaissés au profit de rythmes et d’airs contemporains alertement joués avec des instruments divers. Les prédicateurs utilisent tablettes et diaporamas pour illustrer leur sermon.
Je pourrais allonger la liste de mes dépaysements. Ils me rappellent la parole du psalmiste : « Le lieu qui était le sien ne le reconnaît plus ». Je ne m’en plains nullement. Je ne soupire pas comme un cantique après « les beaux jours d’autrefois », ni ne regrette, tel Villon, les « neiges d’antan », ni ne pleure, avec Mignon, « le pays où fleurit l’oranger ». S’ils me déconcertent, me déstabilisent, parfois me choquent, et si j’ai quelques nostalgies, les changements ont un effet heureux et positif : ils m’empêchent de me fossiliser, de me pétrifier et de m’encroûter. Ils me détournent de la morosité de l’Écclésiaste pour qui il n’y a rien de nouveau sous le soleil. De l’inédit et du surprenant me sollicitent dans les rues, aux cultes et ailleurs ; du coup, mes horizons s’élargissent, mes perspectives se déplacent et je progresse (certes, à un pas de sénateur ; je n’ai plus la vélocité de la jeunesse). J’y vois une chance.
La Bible m’y encourage. Elle oriente vers le Royaume qui vient et non vers un paradis perdu à retrouver. Elle enseigne que Dieu n’est pas conservateur ; au contraire, il rend toutes choses nouvelles. Plus que celui dont on se souvient, il est celui qu’on attend. Loin d’être installé dans le passé, il marche devant nous, de même que la nuée de l’Exode précédait les Hébreux. Il transforme les sédentaires en pèlerins et voyageurs, autrement dit en migrants. Les temps nouveaux me perturbent, mais j’essaie de les vivre avec dynamisme et espérance, même si je suis devenu plus riche de souvenirs que de capacité d’innovation.