La veuve pauvre qui vient de donner deux petites pièces comme offrande dans le Temple n’a plus rien. Elle a jeté là, dans le trésor du Temple, ses moyens de vivre, c’est-à-dire sa vie même. Ce que voit Jésus, c’est qu’à côté des riches qui ne manquent de rien et ne se privent de rien en donnant leur offrande, la pauvre veuve a laissé là infiniment plus.
Cependant, Jésus ne blâme pas les riches de donner de leur superflu ; il ne loue pas la veuve de s’être dépouillée.
Qu’a donc vu Jésus dans ce geste ?
A-t-il vu la foi de la femme ? Par ce geste extrême où elle balance sa vie même, elle dit combien est vitale pour elle la relation à Dieu, aussi vitale que l’air, l’eau, le pain. Et puisque la modalité de la relation passe par le Temple et les sacrifices, elle y engage son existence sans réserve, jusqu’à sa limite.
Peut-être Jésus a-t-il vu combien ce don est dérisoire ? Les deux petites pièces comptent pour rien à côté des dons faits par les riches, elles sont négligeables pour le budget du Temple.
Ou bien Jésus a-t-il vu combien est scandaleux ce système religieux qui aggrave la pauvreté, qui met en péril les plus démunis en les obligeant à se défaire du peu dont ils ont besoin pour vivre ? Dans la « caverne de bandits» dénoncée par Jésus (Lc 19,46), on prend à ceux qui n’ont rien. Mais si l’Alliance finit par devenir une contrainte à monnayer sa place, ce n’est pas pour la satisfaction du Dieu d’Abraham.
L’offrande de la veuve est insignifiante pour le fonctionnement du Temple. Sa présence ne suscite qu’indifférence, indifférence dans laquelle sombrent sa démarche et sa vie. Sauf pour celui qui la voit et pour ceux à qui elle est montrée, non comme modèle à suivre, mais comme signe pour protester. Protester contre ce qui écrase l’humain, ce qui le pressure avant de le jeter, sans état d’âme, dans le plus grand désintérêt général.
Pourtant, certains de ceux qui entourent Jésus ne voient que la splendeur du Temple. Ils ne discernent pas la mince frontière entre le désir de rendre gloire à la puissance de Dieu et l’engrenage dans l’asservissement à un système tout humain fût-il religieux. Ils sont aveuglés par une grandeur et des ornements qui ne sont que les expressions d’un pouvoir sans compassion. Ils n’interprètent pas l’écart entre la splendeur du Temple et l’indigence de la veuve. Ils n’ont pas conscience des existences qui chutent, qui chavirent, qui disparaissent hors de vue et hors du monde, ni des si menues protestations d’existence perdues dans les foules.
C’est à cela pourtant que Jésus est sensible. Menacé par les autorités du Temple, proche des pauvres, il voit que les prestigieuses constructions humaines n’ont d’avenir qu’en ruines, et qu’avant la ruine, leur poids ne peut manquer d’écraser les plus faibles, les plus humbles, comme la veuve. Ou comme lui.
Jésus ne voit-il pas aussi dans le geste extrême de la veuve le reflet de sa propre trajectoire ? Il peut se reconnaître dans ce geste à la fois humble et délibéré, souverain, d’une offrande de vie. Il peut reconnaître toute la vérité du don d’une vie dans la foi, dans la relation à Dieu, et voir sa propre existence condensée dans le geste rapide et si discret de la veuve. Lui qui donne sa vie, qui la jette dans le terreau de l’humanité afin que les humains cessent de croire que la grâce de Dieu s’achète ou se vend. Et pour que les humains croient enfin que la justice, la compassion, l’amour, la bénédiction sont les seuls sacrifices désirés par Dieu.