La proposition est ici de nous intéresser aux comportements humains et, plus précisément, à la conduite des individus en société lorsqu’ils sont en responsabilité publique ou aspirent à l’être.
Pour cela, il me faut vous dire d’où je parle : j’ai été membre d’une direction nationale d’un parti politique dit « de gouvernement » ; puis responsable d’un organisme gouvernemental sur un sujet sensible et précieux pour notre cohésion nationale ; je dirige actuellement une administration de l’État à un niveau départemental ; et j’ai été par deux fois un candidat aux élections législatives dans une circonscription où l’extrême droite est particulièrement ancrée.
Souci du bien commun et idées de justice
Rappelons-le, l’éthique fait l’examen de la justification rationnelle de nos jugements moraux. Elle étudie ce qui est moralement bien ou mal, juste ou injuste. Elle nous place dans la perspective de l’action.
S’intéresser à l’éthique, c’est chercher à mettre en place ce qui nous permettra de juger moralement. Ce qui pourrait n’avoir qu’un sens un peu abstrait devient, dans le cadre politique, quelque chose qu’on pourrait résumer au souci du bien commun, de son adaptation aux idées de justice. Et, en conséquence, de ce que pourrait être la vertu, en ce qu’elle est la capacité d’agir en conformité avec ce que l’on pense être juste.
Sans en faire un sujet de substitution, précisons que ce souci de l’éthique en politique peut parfois découler d’un engagement familial. C’est mon cas, par exemple, avec pour commencer des grands-parents résistants puis pasteur.es auprès des plus vulnérables, mais aussi, plus loin encore, le souvenir de la vie d’un jeune homme au destin brisé. Un jeune homme lointain, qui aurait dû chevaucher deux siècles et n’en a connu qu’un, seul officier supérieur ayant rejoint la Commune de Paris en 1871 en défense d’une démocratie nouvelle, puis fusillé pour ce seul fait, à 27 ans.
L’exemplarité semble trop souvent incompatible avec la fonction
Commençons en osant poser la question : Peut-il réellement y avoir de l’éthique en politique ? Chaque jour, l’actualité semble nous montrer combien toute morale semble loin de toute action politique. Bien sûr, le traitement de l’actualité a un biais : il s’attardera toujours davantage sur les manquements, plutôt que sur les conduites exemplaires.
On s’intéresse aussi, bien souvent aux politiques les plus importants en termes d’ampleur des responsabilités. L’exemplarité semble trop souvent… incompatible avec leurs fonctions. Y aurait-il un souci de l’éthique en politique, uniquement lorsque l’on est un élu aux responsabilités limitées ? Ou bien serait ce que l’éloignement des visages et des vies dépouille à leurs yeux les décisions de tout impératif moral ?
Accession aux plus hautes fonctions ou renoncement moral
Pourtant, il faut le redire, l’éthique en politique, même aux plus hautes fonctions, n’est pas une chimère, et certains élus ou serviteurs de l’État de premier plan le prouvent. Reconnaissons cependant qu’ils ne sont pas très nombreux. À leur décharge c’est comme si, dans notre démocratie imparfaite, le système tout entier rendait quasiment impossible l’accession aux plus hautes fonctions sans le passage par le renoncement moral. C’est presque un bizutage, un pacte maudit dont on fait presque un caractère romanesque à raconter les trahisons spectaculaires et les calculs habiles.
Et c’est ainsi qu’il apparaît légèrement ridicule de croire que l’on pourrait parvenir aux responsabilités sans tricher d’une manière ou d’une autre, sans mentir un peu ou beaucoup, sans promettre l’impossible à trop ou une récompense à quelques-uns.
Chemin de croix peut-être. Pourtant, l’éthique commande de ne pas mettre le doigt dans l’engrenage, sauf à vouloir s’abandonner au cynisme dégagé de toute morale ; et même si cela nous éloigne alors un peu plus d’une victoire électorale par suite de laquelle nous pensons pouvoir faire le bien. La fin ne justifie pas les moyens, en ce que cette maxime conduit à une fuite en avant amorale.
Notre admiration vis-à-vis de la roublardise ?
Nous devrions nous interroger sur notre indulgence collective vis-à-vis de ces manquements, sur notre admiration même vis-à-vis de la roublardise. Elle dit beaucoup de ce que non seulement nous laissons faire, mais que nous encourageons, devenant, collectivement, responsables d’une défaite morale.
L’éthique, pour autant, ne saurait concerner que les seules considérations morales. Dans ce monde, il ne s’agit pas d’être seulement intègre, il s’agit aussi d’être courageux.
Il y a près de 2 400 ans déjà, Aristote affirmait que n’est courageux, ni celui qui est sans peur, ni celui qui affronte le danger par plaisir, mais celui qui craint ce que la raison commande de craindre, et affronte ce qu’elle commande d’affronter, si bien que le sujet se comporte de la manière qui convient au citoyen libre et vertueux qu’il est.
Il y a plus d’un siècle, Jean Jaurès en a fait une traduction politique, aujourd’hui bien trop souvent tronquée : « Le courage, c’est de chercher la vérité et de la dire. C’est de ne pas subir la loi du mensonge triomphant qui passe, et de ne pas faire écho, de notre âme, de notre bouche et de nos mains aux applaudissements imbéciles et aux huées fanatiques. »
Cette phrase résonne dans la France de 2024.
Ces incendies d’idées que le vent porte…
Pour beaucoup, il apparaît plus confortable de favoriser d’un petit souffle le feu d’une idée médiocre, facile à entretenir, facile à manipuler et qui, s’il embrase le débat, n’aura jamais comme victimes collatérales que des gens qui n’ont pas de voix. Des visages lointains, des victimes dont on se dit qu’elles importent peu.
Ces incendies d’idées que le vent porte, on s’en sert, on s’y habitue. Après tout, une idée facile qui brûle rend le terrain fertile à plein d’autres, exploitables ou utiles pour justifier des aspirations qui, sans ces contre-feux, apparaîtraient dans toute leur médiocrité.
L’éthique en politique, serait donc, aussi, d’œuvrer courageusement pour l’intérêt général et le bien commun. À mon petit niveau, je ne sais pas si je suis courageux. Je m’interroge. Toujours. Je me dis que ça commence par là : regarder la réalité des choses et la réalité des actions. Le courage commence par le devoir de bien nommer les choses, pour les éclairer à la lumière d’un projet plus grand que soi, de la cohésion sociale, du bien commun.
Le devoir de bien nommer les choses
L’absence d’éthique, c’est une facilité qui conduit à la lâcheté. Honteuse, mais sans scrupule, elle peut se camoufler derrière les apparences du courage. Ainsi prétendre nommer les choses, pointer du doigt, proclamer son courage et son audace, prétendre briser des « tabous » n’a rien de courageux, quand il ne s’agit que de dire ce que tout le monde dit déjà. Cela n’a rien de noble, quand c’est « nommer » pour s’épargner un travail sur la complexité des réalités, leur polysémie. Dans ces cas-là, « nommer », ce n’est plus dévoiler, « nommer », c’est cacher.
L’apparence d’audace sur une facilité intellectuelle ; se pavaner avec le masque du courage, ce n’est pas être courageux. « Surfer » sur les émotions, les exploiter, entretenir les peurs, les laisser grandir, c’est vieux comme le monde, et aujourd’hui pas plus qu’hier ce n’est glorieux.
Le clientélisme lâche de celles et ceux qui n’ont pas envie de travailler
En politique, c’est simplement, aujourd’hui comme hier, le clientélisme lâche de celles et ceux qui n’ont pas envie de travailler. Et c’est dangereux.
Comme le disait Averroès il y a déjà 900 ans : « L’ignorance mène à la peur, la peur mène à la haine et la haine conduit à la violence. Voilà l’équation ».
S’il est vrai que, trop souvent, comme le pensait Bonaparte, « un homme combat plus pour ses intérêts que pour ses droits », en démocratie et si l’éthique nous est familière, ce sont bien ces derniers qui doivent être, partout et pour tous, défendus.
Pourtant, depuis toujours, la réalité des Hommes, pour reprendre l’historien de la Rome antique, Tite-Live, est que « nous ne sentons les maux publics qu’autant qu’ils s’étendent à nos intérêts particuliers. »
L’éthique en politique, c’est donc aussi œuvrer pour que chacun de nous, femmes et hommes, ici comme ailleurs, ait une meilleure connaissance de l’autre, du monde, de son histoire, et de ses malheurs comme de ses bonheurs.
Pour conclure, je reviendrai un instant sur la pensée de ce jeune Louis Nathaniel Rossel, colonel exécuté par le régime versaillais le 28 novembre 1871, quelques mois après la Commune de Paris qu’il avait décidé de rejoindre. Ce Gardois protestant est de ces héros contrariés dont le destin s’est fracassé contre leurs propres souffrances, en parallèle d’une éthique inébranlable.
Face à l’événement, c’est à soi-même que recourt l’homme de caractère
Charles de Gaulle
En 1870, Rossel ne peut voir sans une profonde exaspération la façon dont les généraux conduisent les opérations militaires face à la Prusse. Il leur reproche de vouloir capituler dans le but caché de restaurer en France un ordre moral conservateur, et d’empêcher tout avènement d’une république moderne. À Paris, lorsqu’il rejoint la Commune, Rossel donne à la résistance, contre ceux qu’il considère comme traîtres à l’idéal républicain, une vraie impulsion, refusant toute entrave à la liberté de la presse, respectant les libertés publiques et considérant les femmes à l’égal des hommes. Après que la Commune a été écrasée de la pire des manières, Rossel est arrêté par les « Versaillais », puis il est condamné à mort à la suite d’une parodie de procès. Rossel tombe à l’âge de 27 ans.
Dans son ouvrage Le Fil de l’Épée, paru en 1932, le général de Gaulle, dont le père connut Rossel, lui rend un vibrant hommage : « Face à l’événement, c’est à soi-même que recourt l’homme de caractère. Son mouvement est d’imposer à l’action sa marque, de la prendre à son compte, d’en faire son affaire. Et loin de s’abriter sous la hiérarchie, de se cacher dans les textes, de se couvrir des comptes rendus, le voilà qui se dresse, se campe et fait front. »
Helena Martin, qui travaille sur Rossel en 1937, a cette belle conclusion : « Ce matin-là, ce que les généraux tuèrent avec lui était précisément ce qu’ils croyaient défendre. Rossel fut un des premiers à discuter sa mission. Sa conscience l’avertit que cette mission n’était point dans une obéissance d’esclave et que l’intérêt de la patrie passait au-dessus des intérêts privés… »
La conscience donc… belle affaire en politique !
Nous sommes vivants lorsque nous obéissons à notre conscience plutôt qu’aux hommes qui l’abîment
La courte vie de Rossel, et ses nombreux écrits devraient être connus et lus par celles et ceux qui aiment la belle politique. Car cela touche juste et au plus profond de nous-mêmes, qui que nous soyons, et peut-être plus encore celles et ceux qui sont animés par la chose publique. Ce jeune homme a fait de la politique pour défendre un idéal de justice. Il avait un cœur incorruptible qui nous rappelle à notre conscience. Il est de ces personnages qui définissent l’idée de « résistance ». De ceux par qui l’on sait, combien nous sommes vivants lorsque nous obéissons à notre conscience plutôt qu’aux hommes qui l’abîment.
Nul besoin de tragédie pour pratiquer, chacun à son échelle, sur son parcours, cette charge d’honnête citoyen qu’accompagnent une conscience vive et le désir humble de faire au mieux.
A propos de Nicolas Cadène
Nicolas Cadène, né le 29 juillet 1981 a été rapporteur général de l’Observatoire de la laïcité rattaché au Premier ministre du 5 avril 2013 au 5 juin 2021, ancien conseiller ministériel, il occupe depuis septembre 2021 un poste de direction d’une direction départementale interministérielle (DDI). Ancien membre du bureau et du conseil national du Parti socialiste (jusqu’en 2018), il a été candidat d’ouverture Les Écologistes – EÉLV aux élections législatives de 2022 et de 2024 battu par le RN.
Il a écrit notamment
- La Laïcité pour les nuls : en 50 notions clés, Paris, First éditions, coll. « Pour les nuls », 2016
- En finir avec les idées fausses sur la laïcité, Paris, Éditions de l’Atelier, 2020