La radicalisation a beaucoup en commun avec la prison. Mais ce qui est le plus partagé, ce sont les idées reçues, les erreurs et les fantasmes que ce phénomène et cette institution produisent. Si la prison n’est pas le creuset principal de la radicalisation, elle est néanmoins un lieu d’observation privilégié car certains mécanismes psychiques et sociaux communs s’y trouvent amplifiés, comme dans une caisse de résonance.
Soulignons avant tout que la grande majorité des mineurs et des majeurs concernés n’ont fréquenté ni la prison ni une mosquée dite « radicalisée ». De plus, l’islam n’a ni le monopole de la radicalisation religieuse ni celui de la guerre sainte : en Ouganda, l’Armée de Résistance du Seigneur enrôle de force des enfants-soldats, tout en basant son idéologie sur les Dix commandements et les évangiles.
Contre les idées reçues, quatre questions se posent : Qui sont les radicalisés ? Quelle est la place de la religion en prison ? Comment pensent-ils ? Quelle attitude peut-on avoir à leur égard ?
Cinq itinéraires autour de la radicalisation
Le quotidien des mineurs incarcérés permet de jeter un éclairage sur les mécanismes psychiques et les facteurs sociologiques de radicalisation que l’on range trop rapidement sous l’étiquette de la religion.
À l’âge de 15 ans et demi, avec cinq autres camarades, AHMED a agressé une jeune femme pour lui voler son portable. Elle est tombée sur le crâne et est décédée quelques heures plus tard. Rien ne prédestinait Ahmed à devenir un assassin, il voulait simplement voler sa victime et non pas la tuer. Je le vois régulièrement en détention et au bout d’un mois, il finit par avouer son sentiment de culpabilité. Il ne sait pas comment faire pour s’excuser auprès de la famille de la victime. Il a écrit des lettres d’excuse, mais ne les a pas envoyées car il a « peur que la famille croie que je les nargue ». Ne sachant comment « obtenir le pardon sur terre », il cherche « le pardon pour après ma mort » et pour cela se met à la pratique de l’islam, ce qu’il n’avait jamais fait auparavant. Lors d’une consultation, il arrive, un livre de prières à la main, qu’il dit avoir reçu d’un adulte détenu. Très influençable du fait de son jeune âge et de son sentiment de culpabilité, Ahmed est une cible privilégiée pour des adultes radicalisés qui pourraient l’accueillir dans leur groupe, en lui promettant l’absolution de son crime et en lui rendant une dignité perdue.
BACHIR a une vie de famille à l’opposé de celle d’Ahmed. Âgé de 17 ans et 10 mois, il n’a jamais connu son père. Il vit avec sa mère, ses trois demi-frères et sœurs et son beau-père, qui ne l’a jamais accepté dans sa famille. De caractère faible, sa mère est régulièrement battue par son mari, elle quitte régulièrement le domicile familial, pour revenir quelques jours plus tard. Lors d’une dispute conjugale, Bachir a cherché à défendre sa mère et a cassé une bouteille sur le crâne de son beau-père, tout en le menaçant de mort. Il a été mis en détention ; sa mère s’est réfugiée chez sa sœur dans le sud de la France et n’a donné aucune nouvelle à son fils qu’elle n’est jamais venue voir au parloir. Bachir m’a confié qu’il est en contact depuis des mois avec des amis partis en Syrie et qu’à sa sortie de détention, il achètera une arme pour venger sa mère et tuer son beau-père ; puis partira en Syrie pour y refaire sa vie.
CHAKIB a quitté ses parents à l’âge de dix-huit ans pour rejoindre des amis partis en Syrie faire le djihad. Dans son enfance, il n’avait jamais eu le moindre intérêt pour la religion musulmane. Après avoir passé son baccalauréat dans un lycée huppé de Paris, il rencontre pendant l’été le grand frère, âgé de trente ans, de l’un de ses amis d’enfance. Il explique à celui-ci qu’il veut faire des études supérieures, mais qu’il se sentcoupable de demander à ses parents de lui payer ses études. L’adulte lui répond qu’il peut lui obtenir une bourse pour étudier en Arabie saoudite. Chakib parle de ce projet à son père, qui lui donne son autorisation. Peu à peu, sous l’influence de l’adulte, le départ pour des études d’économie en Arabie saoudite devient un départ pour gérer des écoles et hôpitaux dans l’État islamique. Au lendemain des attentats de janvier 2015, il organise l’achat d’une voiture avec trois amis afin de se rendre en Syrie ; ils se feront arrêter à la frontière bulgare et seront rapatriés et incarcérés en France. Chakib est un meneur. Discret, poli, toujours méfiant, il en dit le moins possible lors de nos entretiens. L’imam intervenant dans la Maison d’arrêt décrit un jeune contestant de manière discrète mais efficace son autorité, au prétexte qu’il est un « imam de la République », l’un de ceux qui se conforment aux directives des autorités afin « de bénéficier de remises de prix sur les ventes de terrains » pour y faire construire « leurs » mosquées.
Âgé de 21 ans, DANIEL est né d’un père hollandais et d’une mère maghrébine. Il finissait tant bien que mal son apprentissage dans le bâtiment lorsqu’il reçut un mail de son frère aîné lui ordonnant de le rejoindre en Syrie. La veille de son départ, il vole le passeport de l’un de ses amis, avec lequel il se fera arrêter lors d’un contrôle par la gendarmerie dans le Kurdistan turc. Désorienté, souriant, malhabile dans sa démarche et ses gestes, il a été suivi de nombreuses années, de la classe de CE1 jusqu’en quatrième, par des orthophonistes et des psychologues, sans pouvoir me dire la nature de ses troubles. Ses propos pauvres et décousus, son immaturité flagrante, me font penser à plusieurs adolescents que j’ai pu rencontrer dans les groupes thérapeutiques que je co-animais dans un Centre médicopsychologique hospitalier.
Avec un physique de rugbyman, à 23 ans, FARID est toujours délicat et attentionné, parfois efféminé dans ses manières. Le bac brillamment obtenu, il voulait être chercheur en biologie pour comprendre la maladie orpheline dont son grand-père était décédé. Après deux années en faculté de biologie, il s’inscrit en sciences politiques, mu par la curiosité de comprendre les enjeux géopolitiques modernes. Lors de nos nombreux entretiens, j’ai pu discuter avec lui aussi bien de la révolution bolchevique d’octobre 1917, des différences dogmatiques entre catholiques, protestants et orthodoxes, que de médecine ou de religion. Pour lui, ces deux dernières réalités sont les deux faces de la même médaille, car « c’est Allah qui fait circuler le sang et battre spontanément les cellules cardiaques ». Farid est un idéologue averti, il multiplie les arguments pour prouver que seul l’État islamique respecte la charia. Bien qu’il n’ait pas voulu partir en Syrie, désirant rester auprès de son père, il a aidé de nombreux jeunes à s’y rendre, « pour y vivre librement leur foi, pas pour faire la guerre ».
Le groupe d’appartenance
Les universitaires et spécialistes des renseignements s’accordent pour dire que s’il n’y a pas de « profil type » du radicalisé, il existe néanmoins quelques lignes directrices permettant de mieux le connaître, à défaut de le réduire à un groupe sociologique ou criminologique qui n’existe pas.
1/ Fractures sociales
L’ensemble des classes sociales sont représentées, comme c’était le cas pour les militants politiques radicalisés, et parfois terroristes, des années 70 et 80 (comme les militants d’Action Directe, des Brigades Rouges italiennes, les militants irlandais de l’IRA ou les jeunes péruviens du Sentier Lumineux maoïste).
Qu’ils soient réels ou fantasmés, les sentiments personnels de non-inclusion à son groupe d’origine et de discrimination au sein de la société caractérisent le mieux le point de départ des radicalisés. L’immense majorité d’entre eux font part d’un sentiment d’indignité et d’exclusion, que ce soit pour des raisons économiques de déclassement, ou de non-acceptation d’une pratique jugée ostentatoire de leur foi. Nombre d’entre eux ne subissant pas cette exclusion dans la réalité, ils s’identifient alors à un groupe marginalisé et vivent leur exclusion par procuration. L’inversion du rôle de l’adolescent et de l’adulte permet d’être celui qui, malgré son jeune âge, instaure les normes sacrées et les impose aux autres, échappatoire fantasmatique au douloureux sentiment de rejet social.
De nombreux chercheurs décrivent les étapes du glissement progressif de ces jeunes vers la radicalisation : exclusion sociale, délinquance, prison, voyage initiatique en terre d’islam, retour au pays en « héros négatif ». Si ce schéma est vrai dans certains cas, il ne l’est pas pour tous : plus des trois quarts des détenus incarcérés à leur retour du djihad en Syrie n’avaient jamais fréquenté auparavant ni la mosquée ni la prison. Mes collègues et moi-même avons rencontré bien plus de personnes pour qui la prison est la conséquence et non l’origine de la radicalisation – bien plus de « Chakib » que de « Bachir » en somme. Témoins de ce rôle secondaire de la prison comme principe de radicalisation, les jeunes filles concernées n’ont qu’exceptionnellement un passé d’incarcération. La majorité d’entre elles sont issues de milieux socio-économiques aisés et ont un parcours de réussite scolaire – une différence des sexes qui se retrouve dans les groupes des années 70 et 80 cités.
2/ La fraternité élective
Comme le montrent les jeunes que j’ai accompagnés en détention, ni les origines, ni la personnalité, ni les acquis culturels ne permettent de déterminer qui se radicalisera, jusqu’au passage à l’acte terroriste. Dans une étude datée de 2007 portant sur 516 détenus incarcérés à Guantánamo, les chercheurs du Combating Terrorism Center de West Point ont établi que la connaissance d’un autre membre d’Al-Qaïda était un bien meilleur indice pronostic pour savoir qui deviendrait terroriste que ne l’est l’adhésion à l’idéologie du djihad.
Afin d’illustrer ce point, qu’il me soit permis d’évoquer un souvenir personnel, celui des groupes de « routiers », ces adolescents engagés dans le scoutisme, auxquels j’ai appartenu au début des années quatre-vingt. Nous étions six à avoir organisé un projet humanitaire : celui d’amener aux paroisses protestantes de Varsovie des produits de première nécessité (brosses à dents, lessive, café, huile alimentaire), alors rationnés dans un pays qui vivait à l’heure du Rideau de Fer. Nos convictions religieuses et éthiques nous faisaient percevoir ce projet comme une évidence, sa dimension transgressive et politique le rendait encore plus motivant. À une époque où Internet n’existait pas, pour répondre à la demande des paroissiens qui voulaient avoir les informations des médias de l’Ouest, nous rapportions des documents interdits (livres, journaux, courriers), cachés dans les chambres à air de roues de secours.
Après quelques trajets étalés sur deux ans, notre expérience et notre amitié forgées dans la mystique de la Guerre froide donnèrent à d’autres routiers et d’autres amis l’envie de faire de même. Certains entreprirent ainsi d’aller en Afghanistan aider les résistants du célèbre commandant Massoud, qui luttaient contre l’occupant soviétique. À dix ans et à quelques ressorts psychiques inconnus près, nous aurions pu devenir Christophe Caze. Cet homme s’était en effet engagé dans des actions humanitaires lors de la guerre en Bosnie, puis s’était converti à l’islam après avoir découvert l’horreur des massacres de musulmans. Il finit par partir à la dérive dans un djihadisme stérile et criminel avec son « gang de Roubaix ». Nous aussi, nous aurions pu céder aux sirènes de nos anciens chefs routiers, si ceux-ci nous avaient appelés à les rejoindre pour construire des écoles et des hôpitaux, afin d’accueillir les orphelins de la dictature syrienne. Et si ces hôpitaux et ces enfants avaient été victimes d’un bombardement, nous aurions pu franchir la ligne rouge pour prendre les armes et chercher à les venger. Il s’agit là d’un glissement beaucoup plus facile qu’on se l’imagine.
Comme toute aventure extrême, celle du djihad rend plus intense, plus profonde et plus précieuse l’expérience fraternelle qui s’est nouée dans une épopée militante. Elle transcende en effet la banalité du quotidien et vient donner un sens à une vie dont est absent tout projet d’espérance.
Quelle place pour la religion en prison ?
Bien que la prison, comme toute institution de la République, soit un lieu laïque, la religion y occupe une place fondamentale. De nombreux ouvrages décrivent les multiples fonctions qu’elle remplit : norme structurante individuelle et/ou d’un groupe de codétenus, reconstruction de l’estime de soi, processus de réhabilitation morale ou encore stratégie de résistance à l’oppression institutionnelle. Parmi ces faits sociologiques, deux en particulier jouent un rôle clef dans la radicalisation : l’intimité et la collectivité.
1/ La gestion de l’intimité
La surpopulation carcérale est un problème récurrent depuis des décennies. Dans l’une de mes fonctions précédentes, au Contrôle général des lieux de privation de liberté, j’ai eu à contrôler une maison d’arrêt qui disposait de 160 cellules individuelles de 9 mètres carrés réglementaires. 120 étaient occupées par 2 détenus et 40 par 3 détenus. Certains dormaient par terre, d’autres renversaient des armoires pour y poser un matelas afin de l’isoler de l’humidité du sol. Les détenus prenaient leur douche en maillot de bain car les douches étaient collectives, sans parois de séparations. La porte restait ouverte sur le couloir pour que les surveillants, en sous-effectif, puissent surveiller sans quitter le couloir. Ainsi, les autres détenus allaient et venaient dans le couloir et passaient devant la porte grande ouverte. Le parloir était une salle de 25 mètres carrés environ, meublée de tables et de chaises. Une dizaine de familles y prenaient place simultanément, sans aucune séparation, comme dans une cantine, avec femmes et enfants, chacun pouvant entendre les conversations des autres.
Dans de telles circonstances, la religion permet d’instaurer un code moral et social, de réguler les rapports d’intimité, mais aussi de rapprocher les uns et les autres dans une atmosphère commune. Celle-ci permet de mettre à distance la question de l’intimité, sans véritablement la résoudre. Les radicalisés s’appellent entre eux « frère » et « sœur ». Il s’agit d’un code social et culturel qui est indépendant de toute radicalisation. Mais il est aussi beaucoup plus facile de supporter la promiscuité et le manque d’intimité avec ceux qui sont nos « frères » réels ou d’adoption qu’avec des étrangers ne partageant ni la même culture ni la même religion.
Le processus est le même que pour les soldats du contingent qui jadis souffraient du manque d’intimité dans les casernes ; ils le compensaient par une « fraternité d’arme » qui se délitait aussitôt le service fini et les soldats rentrés chez eux. De nombreux détenus se mettent à la pratique d’une foi comme ils ne l’avaient jamais fait auparavant, quitte à se convertir. Et dès leur libération, la grande majorité d’entre eux délaissent ce qui était une pratique cultuelle de survie.
2/ La collectivité fantasmatique
La gestion de l’intimité par le biais de son inscription dans une communauté explique en partie l’attrait des détenus pour l’Oumma [NDLR : Communauté des musulmans].
De nombreux politologues et sociologues tels qu’Olivier Roy et Farhad Khosrokhavar soulignent que la radicalisation et le djihadisme sont « la conséquence de l’éclipse du politique comme projet collectif porteur d’espérance ». Sur le plan politique, l’Oumma est un mythe qui n’a aucune réalité. Tous les États du monde méditerranéen et du Proche-Orient ont refusé les principes unificateurs supranationaux apparus au XXe siècle comme le pantouranisme turc, le panarabisme de Nasser ou le tiers-mondisme post-colonial. Aucune de ces tentatives d’organisation ne peut se comparer à l’Europe politique, concrète et efficiente malgré ses défaillances. Sur le plan psychique, l’Oumma est un fantasme supranational, virtuel et mondialisé comme le furent en d’autres temps le Tiers-mondisme ou le Communisme. Elle donne au disciple un sentiment mystique d’appartenance à ce qui est autant une fraternité qu’une destinée commune.
La prison étant l’exclusion de la vie sociale, l’Oumma propose une autre société, accessible derrière les barreaux car idéalisée. Le témoignage de ce détenu majeur converti est éloquent : « Après un braquage, tu te retrouves en prison. Les mois passent. Ta voiture est saisie, ta maison aussi. Tu te dis : “Je me suis trompé de carrière.” Et puis tu vois en promenade des mecs condamnés à 20 ans de taule et ils ont toujours le sourire. Tu leur demandes quel est leur secret. “C’est l’islam !” Ils sont charismatiques. Ils affichent leur gentillesse pour mieux te mettre leur disquette [leurs idées] dans la tête… » Qui, du fond du désespoir de sa cellule, ne serait pas tenté d’accueillir une lumière d’espoir, aussi ténue et ambiguë soit-elle ?
La pensée radicale
Trois caractéristiques de la pensée radicale permettent de comprendre pourquoi elle est accessible à chacune et chacun, quel que soit son profil psychologique ou son origine sociale : la simplicité du message, la création d’un temps premier, et l’amalgame des valeurs dans l’affirmation d’une pureté universelle unique.
1/ La simplicité du message
La simplicité et le peu d’élaboration du discours des guides spirituels résultent d’une volonté délibérée ; elles permettent à chaque victime d’y trouver ce qu’il recherche, ou tout au moins d’en avoir l’illusion. Parce que le message est simple, il ne nécessite pas de recherches ni d’études, il permet son acceptation pour des raisons émotionnelles et non pas rationnelles. Cette simplicité est indispensable, d’une part pour favoriser la mise en œuvre des fantasmes des apprentis djihadistes, d’autre part pour leur éviter la contrainte de la réflexion, qui pourrait être source de prise de conscience de l’impasse de leur démarche.
L’adhésion à un groupe militant se fait généralement pour des raisons affectives et passionnelles et non pas rationnelles ou intellectuelles. Dans son autobiographie Pourquoi j’ai cessé d’être islamiste, Farid Abdelkrim rapporte : « Je ne cherchais pas à comprendre parce que j’avais juste besoin d’être fasciné. » Comme l’a fait dire Joseph Conrad à un personnage de roman tout juste sorti de l’adolescence : « Je ne sais ce que j’attendais, peut-être rien d’autre que cette particulière intensité de vie, qui est l’essence même des aspirations de la jeunesse. » Précisément ce que mes amis routiers et moi-même avions vécu l’espace de quelques années.
2/ La création d’un temps premier
Albert Camus a souligné que « l’utopie remplace Dieu par l’avenir. Elle identifie alors l’avenir à la morale, la seule valeur est ce qui sert d’avenir ». Le remplacement, ou plutôt l’amalgame, s’effectue par l’éradication du passé et la création d’un temps inaugural. De la même façon que l’État islamique a détruit les vestiges de Palmyre et de Ninive, les révolutionnaires français ont détruit en 1792 certains lieux saints du christianisme pour inaugurer l’an I de la République. Puis, deux ans plus tard, ils ont fondé le culte de l’Être suprême pour aboutir finalement à la radicalisation politique que fut la Terreur. Comme pour Bachir, le fantasme du départ pour le djihad implique la rupture brutale et complète des liens familiaux, suivie d’un projet de mariage avec celle ou celui qui a fait de même. La rupture du cours du temps et sa reconstruction ex nihilo sont une mort symbolique qui confère une pureté mystique à celui qui les accomplit.
3/ L’amalgame des valeurs en une pureté universelle unique
Simplicité du message, primauté de l’émotionnel sur le rationnel et création d’un temps premier sont nécessaires et suffisants pour permettre à la pensée radicalisée de faire l’amalgame entre l’autorisé et l’interdit, le légal et l’illégal, le bien et le mal, le pur et l’impur. Cet amalgame établit un clivage binaire, manichéen, qui distingue l’humanité en deux catégories : la bonne et la mauvaise, la pure et l’impure.
Qu’il soit celui de la délinquance ou de l’approfondissement de la foi, le cheminement initiatique rapproche le radicalisé de cet état (et État) d’amalgame, et aboutit à l’obligation d’une déclaration d’adhésion aux valeurs de pureté du groupe. Ceci équivaut à un engagement dans un « contrat social » fondé sur l’exclusion de tout élément impur, qu’il soit religieux, politique, culturel ou scientifique.
Une pensée radicalisée qui affirme la primauté de la pureté sur toute autre valeur et fonctionne sur la base de l’amalgame du moral, du religieux, du légal et du politique est celle de Jerry Falwell, pasteur de l’Église baptiste et fondateur de la Moral Majority aux USA. Il a déclaré après les attentats du 11 septembre que « les païens, les avorteurs, les féministes et les homosexuels sont responsables car coupables d’avoir tenté de séculariser l’Amérique et attiré la colère divine ». Comme tout radicalisé de l’une des trois religions du Livre, Jerry Falwell récuse l’évolution darwinienne, non pas parce qu’elle remet en cause les écrits bibliques, mais parce qu’elle met en doute la pureté de l’homme, ce qui est une insupportable atteinte à l’orgueil et au narcissisme de celui qui s’est proclamé comme appartenant au groupe radicalisé des « purs ». La théorie de la relativité générale et le boson de Higgs ne figurent pas dans la Bible et contredisent, bien plus efficacement que ne le fait le darwinisme, le mythe de la création du monde en sept jours, mais ils ne sont d’aucune incidence sur la prétendue pureté de l’homme et restent donc largement ignorés des radicalisés.
Quelle attitude à tenir ?
Pour nous éclairer sur les stratégies à mettre en œuvre face à la radicalisation, les processus de sortie de l’adhésion à une idéologie politique violente sont riches d’enseignement.
Comme nous l’enseignent les Commissions de vérité et de réconciliation en Afrique du sud (entre militants et résistants à l’apartheid) ou en Irlande (entre catholiques et protestants), les réponses à la radicalisation ne doivent pas être uniquement pénales ou militaires. Elles doivent aussi prendre la forme d’une réintégration sociale. La sortie de toute forme de radicalisation (politique, délinquante, religieuse) ne se fait pas tant parce qu’on abandonne ses idées que parce qu’on quitte le groupe où elles sont mises en œuvre de manière violente. Un ancien combattant des Forces Armées Révolutionnaires Colombiennes a justifié son abandon de la violence sans pour autant renier ses idéaux politiques ni trahir ses anciens camarades d’arme en déclarant : « Je ne suis plus mobilisé mais je ne suis pas démobilisé, je suis immobilisé. »
Toute stratégie de déradicalisation peut se baser sur le fait que la vocation individuelle des radicalisés est au service d’une cause nihiliste et éphémère. La simplicité qui fait la force du message sectaire fait aussi sa faiblesse, car si elle permet d’attirer indistinctement les uns et les autres, elle n’offre rien de substantiel pour continuer à nourrir la quête de sens une fois arrivé dans cette pseudo-terre promise. Ainsi, un quart des candidats au djihad s’en reviennent totalement désillusionnés dans leur pays d’origine.
La stratégie de déradicalisation doit donc démarrer là ou celle de l’embrigadement échoue, là où se situe la faiblesse du message sectaire : il est nécessaire de proposer à ces radicaux une place dans une société où il n’est pas question pour eux de revenir en arrière et d’abjurer leur foi. Il s’agit au contraire de les aider à la développer, à l’enrichir sur le plan moral, théologique et rationnel. Il convient de les aider à se convaincre eux-mêmes que la désintégration initiale des valeurs et l’humiliation à l’origine de leur voyage vers la radicalisation étaient le résultat d’un manque de sens et de reconnaissance et non pas d’une impossibilité à les obtenir.
« J’étais en prison, et vous êtes venus vers moi » : venir en prison ne signifie pas plaindre naïvement et aveuglément ceux qui s’y trouvent, mais aller vers eux, pour mieux connaître la réalité de leur quotidien, et aussi pour se libérer des préjugés et des idées reçues. Il s’agit d’aller vers eux pour apporter aux prisonniers comme Ahmed, Bachir, Chakib, Daniel et Farid la libération de la honte, de la stigmatisation, de l’exclusion sociale, qui sont les causes de la radicalisation et non pas ses conséquences.