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Rousseau, enfant terrible de Calvin

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Vincent Schmid

La trajectoire de Jean-Jacques Rousseau témoigne d’une vie spirituelle intense et tourmentée. Issu d’une lignée huguenote, il a vécu les quinze premières années de sa vie dans la cité de Calvin. Il y est né le 28 juin 1712 tout près de Saint-Pierre où, enfant, il assiste aux prêches. Il a pu y entendre les sermons de Jean-Alphonse Turrettini, le génial initiateur de l’aggiornemento du calvinisme orthodoxe. Petit neveu de pasteur par sa mère, il se déclare « né calviniste » (Profession de Foi). Il est mis en pension chez le pasteur Lambercier. Est-ce de ce séjour que date une fascination pour le ministère qui affleure ici et là ?

  Sa rencontre avec Madame de Warens va ouvrir une parenthèse catholique qui durera douze ans. Pour autant, Jean-Jacques restera toute sa vie citoyen de Genève, politiquement et spirituellement.

  À Paris, il fréquente les salons mondains et lescercles intellectuels. Il se heurte à l’athéisme militant des Lumières, auquel il n’adhère pas. On ne connaît pas de période d’athéisme déclaré chez Rousseau. Peut-être estce ce contact avec l’athéisme qui provoque chez lui un retour vers le protestantisme : « La fréquentation des incrédules a ranimé ma foi »… Il lui arrive d’assister au culte réformé dans la chapelle de l’ambassade de Hollande.

  Madame d’Épinay raconte dans ses Mémoires qu’au cours d’un repas en ville, Rousseau menace de quitter sur le champ la table où à son avis l’on dit « du mal de son Dieu, qui est présent ». Et il lâche devant les convives qu’on imagine partagés entre l’ironie et la sidération : « Moi, je crois en Dieu. »

  Il est réintégré, sur sa demande, dans l’Église réformée de Genève le 1er août 1754. Il noue des liens d’amitié avec des pasteurs et théologiens, Vernet, Vernes, Moultou et le philosophe Abauzit .

  1762 voit la condamnation de l’Émile. Rousseau y expose son credo dans le quatrième livre, sous le titre La Profession de Foi du Vicaire Savoyard. Le livre connaît un grand succès mais il est attaqué de toutes parts. L’archevêque de Paris, Christophe de Beaumont, en interdit la lecture à ses fidèles, les pasteurs de Genève le condamnent, l’ouvrage est brûlé symboliquement à Paris et à Genève. Pour couronner le tout, Rousseau s’attire les railleries des Encyclopédistes radicaux.

  Réfugié à Môtier-Travers qui se trouve alors en territoire prussien, Rousseau est admis à la sainte cène par le pasteur du lieu. Il publie une admirable Lettre à Christophe de Beaumont en réponse à la condamnation de l’Émile. Suivent dès 1764 les importantes Lettres écrites de la Montagne dont on a pu dire qu’elles sont les Provinciales du libéralisme religieux.

  Ajoutons que Rousseau est un lecteur assidu de la Bible. Il affirme la lire tous les jours et l’avoir lue plusieurs fois en entier. À la fin de sa vie, il déclare « il n’y a plus qu’un livre que je puisse lire, c’est la Bible. Elle ne me quitte plus ; je la tiens sous le chevet de mon lit. »

  Il y a chez Rousseau une tension féconde entre la raison et la foi. Il en représente les termes dans le dialogue de la Profession de Foi entre « l’inspiré et le raisonneur ». On trouvera que dans ce passage, il opte pour le rationalisme. Mais quelques pages plus loin, la conclusion met en garde contre les dangers de la philosophie. Rousseau est à la fois l’inspiré et le raisonneur. Il est partagé entre l’argumentation rationnelle des Lettres écrites de la Montagne et l’anti-intellectualisme de l’Émile.

  Rousseau fait confiance à la raison jusqu’au point où elle devient purement spéculative et se met à tourner à vide. Elle se transforme alors en maîtresse d’erreur. Néanmoins, il ne se prive pas d’y recourir en matière de foi. C’est évident pour ce qui concerne l’examen critique du surnaturel dans les Lettres écrites de la Montagne.

  Si donc la raison est un mauvais instrument dans la quête de Dieu, elle est en revanche un très bon outil de critique interne à la foi. Rousseau est le contraire d’un illuminé. Il réfléchit intensément en même temps qu’il croit à sa manière. C’est dire qu’il fait de la place pour le doute – rien à voir avec celui de Descartes ou des athées. Il ne pratique pas un doute théorique mais un doute émancipateur, « un scepticisme nullement pénible », qui libère la foi des formes superstitieuses et autoritaires de la croyance.

  Rousseau fait certes droit à ce qu’on peut appeler la veine mystique mais il ne lui accorde pas tous les droits. S’il juge irresponsable qu’on fragilise la foi des simples en suscitant des difficultés intellectuelles insolubles pour eux, il estime que la foi doit rester dans les limites d’une « conscience droite et dans les lumières d’un entendement sain ». Cette idée de la raison comme instance régulatrice mais non normative et interne à la foi elle-même ouvre évidemment la voie à la déconstruction de l’absolutisme et du fanatisme. Rousseau est icidans la droite ligne des penseurs protestants de la tolérance qui, depuis Castellion, cherchent cet insaisissable point d’équilibre.

  Tout le monde a lu le célèbre hymne à la conscience qui figure dans la Profession de Foi : « Conscience ! Conscience ! Instinct divin, immortelle et céleste voix ; guide assuré d’un être ignorant et borné, mais intelligent et libre, juge infaillible du bien et du mal, qui rends l’homme semblable à Dieu ! »…

  La conscience est toujours ce qui définit l’homme en le distinguant de l’animal. Partant, la conscience est universelle. Elle fait que l’humain est identique chez tous les hommes. La conscience est révélatrice d’une universalité morale. Elle permet de juger de nos actions et de celles d’autrui comme étant bonnes ou mauvaises. Elle précède la vertu, qui se définit comme la force permettant d’accomplir concrètement ce que la conscience montre être le bien. Elle peut être aussi malheureuse, si la force vient à manquer pour accomplir ce bien. Dans cette conscience malheureuse réside quelque chose du malaise intime de Rousseau, qui s’épanche volontiers dans le regret ou se morfond dans la solitude. Quoi qu’il en soit, la conscience demeure le point d’appui moral de l’homme.

  La conscience est aussi l’organe de la saisie de Dieu. Chez Rousseau morale et religion sont très proches l’une de l’autre, ce qui après tout n’est guère surprenant. Rousseau est un lecteur fervent de la Bible. Or qu’estce que la Bible, sinon l’affirmation d’un monothéisme éthique ?

  À travers la conscience morale, il ressent une présence, celle d’une volonté bonne qui n’est pas la sienne, qui le surplombe et lui indique le chemin à suivre. Il n’est pas loin alors du Dieu qui parle au coeur de Pascal. Mais il s’en éloigne dès que, par la contemplation de la nature, la conscience débouche sur une sorte de panthéisme.

  La conscience est ce dont l’homme doit prendre particulièrement soin. Il doit la maintenir en état d’être éclairée, sans faux semblant, sans hypocrisie, sans compromis. À tout moment sa voix court le risque d’être étouffée par les sortilèges de la civilisation. Il faut donc soigneusement choisir sa manière de vivre. Pour vivre moralement, il faut vivre religieusement.

  Avec la conscience enfin l’homme accède à la liberté. Dans Le Discours sur l’Inégalité, Rousseau écrit : « Ce n’est pas tant l’entendement qui fait parmi les animaux la distinction spécifique de l’homme que sa qualité d’agent libre. La nature commande à tout animal et la bête obéit. L’homme éprouve la même impression mais il se reconnaît libre d’acquiescer ou de résister ; et c’est surtout dans la conscience de cette liberté que se montre la spiritualité de son âme . »

  On sait à quel point Rousseau a connu une vie personnelle difficile. Incompris, rejeté, persécuté, renié, toujours en fuite, il n’a bénéficié que de rares plages de bonheur. Il a cherché anxieusement sa place sans la trouver jamais. Il est constamment aux prises avec la souffrance qui mine l’être. Cela ne l’empêche pas d’accueillir très positivement la vie. Rien ne vaut la vie qui est une « douce jouissance permanente », une fois la souffrance écartée.

  Aussi accorde-t-il peu d’intérêt au problème classique de la théodicée, qui s’efforce d’expliquer le mal en général en relation avec l’idée de Dieu. Trop vague, trop abstrait. Il n’y a pas de mal inhérent à l’univers, qui se comporte comme il doit selon les lois de la nature. Un ordre immuable s’y déroule qui fait alterner vieillissement et renouvellement, vie et mort, déployant pour qui sait voir une sorte de sagesse cosmique.

  En 1756 un tremblement de terre détruit la ville de Lisbonne, faisant des milliers de victimes. Cette catastrophe fait une forte impression sur Voltaire qui rédige le fameux Poème sur le Désastre de Lisbonne. Dans ces vers Voltaire met en cause l’idée de providence, s’interroge sur la cruauté de Dieu et conclut : « Il le faut avouer, le mal est sur la terre / Son principe secret ne nous est point connu. »

  Le poème s’attire une virulente réponse de Rousseau, qui trouve qu’il est trop facile d’attribuer à la providence des maux que les hommes se sont attirés par leur imprévoyance. « Convenez par exemple que la nature n’avait point rassemblé vingt mille maisons de six à sept étages, et que si les habitants de cette grande ville eussent été dispersés plus également et plus légèrement logés, le dégât eut été beaucoup moindre et peutêtre nul… » C’est embrouiller les choses que d’invoquer la justice divine là où elle n ’a rien à f aire.

  Ce qui l’exaspère plus encore, ce sont les théologiens et les prédicateurs qui prétendent interpréter les événements purement naturels comme des châtiments infligés par un Dieu vengeur. Il ne voit là que stratégie autoritaire pour dominer sur les âmes.

  Non, si mal il y a, il n’est imputable qu’à l’homme. « Homme, ne cherche plus l’auteur du mal ; cet auteur, c’est toi-même. Il n’existe point d’autre mal que celui que tu fais et que tu souffres, et l’un et l’autre vient de toi » (Profession de Foi).

  C’est que l’homme est né libre et que sa liberté est étroitement liée à la conscience morale. En abusant de sa liberté destinée à choisir le bien, l’homme introduit du désordre dans l’univers. Le moteur de ce désordre est l’égoïsme. Au lieu de se régler sur « le centre commun qui est Dieu » (Profession de Foi), la liberté se règle par rapport à l’individu. Dans cette déviation se tient l’origine de tous nos malheurs.

  Est-ce à dire que Rousseau discerne en l’homme quelque chose qui s’apparente au péché originel de la dogmatique chrétienne ? Probablement, à condition de garder à l’esprit la distinction qu’il précise à Charles de Beaumont : « Vous ne savez voir que l’homme dans les mains du diable et moi je vois comment il y est tombé. »

  Rousseau considère qu’à un moment donné de l’histoire de l’humanité, il y a eu perte d’innocence avec la perte de l’état de nature. La première phrase de l’Émile est éloquente : « Tout est bien, sortant des mains de l’Auteur des choses ; tout dégénère entre les mains de l’homme. » La liberté humaine s’est mise au service des égoïsmes, la raison s’est muée en maîtresse d’erreur, les besoins artificiels de la civilisation ont recouvert la voix de la conscience. Rousseau décrit déjà chez l’être humain ce que d’autres appelleront plus tard l’aliénation.

  Aussi la voie royale de la régénération de l’homme est-elle le retour à la nature. La nature, c’est la création de Dieu dans son état primitif, non encore endommagée par l’intervention de l’homme. En tant qu’il est partie intégrante de la nature, l’homme a été créé bon, mais le mauvais usage de sa liberté et de sa raison a tout compromis. Il lui reste la nostalgie d’un Eden perdu dont il est sorti par sa propre faute.

  Rousseau s’empare de la fiction du bon sauvage popularisée au XVIIIe siècle par les récits des navigateurs et des découvreurs. Le bon sauvage c’est l’homme authentique, non aliéné par la civilisation, qui porte l’espérance de retrouver en partie quelque chose de la nature édénique perdue. Mais revenir à la nature ne signifie pas seulement pour l’homme revenir à soimême, cela signifie aussi revenir à Dieu, revenir à la part divine de l’homme.

  Car la nature est le livre de Dieu. Elle est signée de Dieu comme un tableau de maître. Ce tableau est visible là où la civilisation ne l’a encore pas dégradé. C’est là de préférence que l’homme doit rendre à Dieu un culte simple et vrai.

  Cette conception d’une nature miroir de Dieu n’implique nullement une surnature. Rousseau reste ancré dans la mouvance des Lumières, il est allergique aux charmes de la magie et il pourfend avec gourmandise superstition et obscurantisme. La nature est le champ privilégié des sciences et des techniques, dont il pressent qu’elles n’en sont qu’à leurs balbutiements.

  C’est pourquoi les miracles décrits dans la Bible ne sont pas les signes d’une intervention divine mais les témoins d’une mentalité préscientifique. « Si les prêtres de Baal avaient eu M. Rouelle (chimiste et artificier, membre de l’Académie Royale des Sciences) au milieu d’eux, leur bûcher eût pris feu de lui-même, et Élie eût été pris pour dupe » (seconde Lettre de la Montagne). Évoquant les travaux du médecin Bruhier d’Ablaincourt, il suggère que les diverses résurrections mentionnées par les écrivains bibliques pourraient être des cas de réanimation non expliqués.

  Les miracles ne servent à rien, ils ne constituent pas des preuves de la foi, tout juste des refuges pour la « crasse ignorance ». Exégète avisé, Rousseau cite la petite apocalypse de Matthieu (24-25) dans laquelle le Christ prévient que de faux Messies et des faux prophètes surgiront pour multiplier les miracles et les prodiges. Du propre aveu du Maître, il n’y a pas loin du miracle au mirage…

  C’est donc à un christianisme purgé de ses croyances magiques, nullement nécessaires selon lui, qu’aspire Rousseau. « Ôtez les miracles de l’Évangile et toute la terre est aux pieds de Jésus Christ » (seconde Lettre de la Montagne).

  La Profession de Foi se livre à une critique en règle du postulat de la révélation, sur lequel sont basés le judaïsme, le christianisme et l’islam. Ces trois courants du monothéisme affirment se fonder sur une révélation surnaturelle et historiquement saisissable. Ils invoquentune initiative unilatérale de Dieu faisant part à l’humanité de sa vérité et de sa volonté.

  Rousseau n’a aucune peine à démontrer la faiblesse de ce postulat. Ce n’est qu’une façon déguisée de se réserver la première place dans le concert des religions : « Je considérais cette diversité de sectes qui règnent sur la terre et qui s’accusent mutuellement de mensonge et d’erreur ; je demandais : Quelle est la bonne ? Chacun me répondait : C’est la mienne. »

  Ce qui le gêne dans la révélation telle que les théologiens la présentent, c’est à nouveau le recours au surnaturel. Dieu a parlé et il a authentifié cette parole par des signes, prétendent-ils en choeur. Mais si cette voix venue d’ailleurs et les signes censés l’accompagner n’étaient que mystification humaine ? La révélation revêt d’autorité ultime celui qui s’en réclame. C’est bien pratique. Elle affecte sa vérité d’un coefficient d’absolu et d’infaillibilité. Comme par magie, le dogme devient intouchable, exclusif et autoritaire. Le questionnement et la mise en perspective sont interdits. Du coup, les autres formes de croyance ou de foi se trouvent transformées en erreurs à combattre.

  Et puis la révélation, ou plutôt les révélations, séparent au lieu de réunir. Avec verve, Rousseau a pointé les problèmes insolubles que cela entraîne. « En Sorbonne, il est clair comme le jour que les prédicationsdu Messie se rapportent à Jésus-Christ. Chez les rabbins d’Amsterdam, il est tout aussi clair qu’elles n’y ont pas le moindre rapport […] À Constantinople, les Turcs disent leurs raisons mais nous n’osons dire les nôtres ; là c’est notre tour de ramper. »

  Il est impossible de ne pas être frappé par la modernité de ces pages, qui n’ont pas vieilli. La problématique des révélations qui se combattent est au coeur de notre présent, au carrefour de la cohabitation des cultures et de la géopolitique contemporaines…

  Dans la foi de Rousseau, Jésus est bien plus qu’un sage éminent de l’Antiquité et il est bien moins que l’unique Médiateur, vrai homme et vrai Dieu, de la théologie nicéenne. Jésus est l’homme divin qui ne s’est pas démenti une seule fois. « Si la vie et la mort de Socrate sont d’un sage, la vie et la mort de Jésus sont d’un Dieu », la formule a parfois été sollicitée pour suggérer que Rousseau aurait évolué à la fin de sa vie vers un christianisme plus orthodoxe. Il n’en est rien. La croix ne revêt chez lui aucun caractère sacrificiel ou expiatoire. Elle est simplement l’attestation de l’héroïsme moral de Jésus-Christ. Jésus incarne l’idéal moral et la sainteté, et c’est en ce sens que l’on peut dire qu’il est l’expression la plus achevée du divin en l’homme.

  On s’en doute, Rousseau ne s’intéresse pas au dogme de la trinité, il est donc socinien (antitrinitaire). Une telle position à l’époque n’est pas rare chez les pasteurs de Genève, même s’ils ne veulent pas l’avouer. Rousseau le sait bien, qui leur reproche d’être des timorés, soucieux de préserver leurs avantages matériels. D’Alembert, dans l’article « Genève » de L’Encyclopédie, avait présenté l’unitarisme de ces pasteurs comme une marque de modernité. Au lieu de s’en réjouir, ces derniers se sont empressés de démentir. Tout comme ils se sont précipités pour condamner l’Émile. Derrière ces manoeuvres, Rousseau ne discerne qu’un manque de courage dommageable pour la cause de l’Évangile.

  Il n’admet pas non plus la résurrection corporelle du Christ même s’il croit à une forme d’immortalité. Il appelle à son secours le discours de Paul aux Athéniens en Actes 17. Ces histoires de résurrection ne méritent que le rire de commisération des esprits raisonnables…

  La véritable grandeur de Jésus-Christ fut au final d’avoir instauré le culte en esprit et en vérité : « La religion de l’homme… sans temples et sans autels, sans rites, bornée au culte purement intérieur du Dieu suprême et aux devoirs éternels de la morale, est la pure et simple religion de l’Évangile, le vrai théisme, et ce qu’on peut appeler le droit divin naturel… Par cettereligion sainte, sublime, véritable, les hommes, enfants du même Dieu, se reconnaissent tous pour frères et la société qui les unit ne se dissout pas même à la mort » (Le Contrat Social).

  « Je suis le confesseur de la foi protestante à Paris et c’est pour cela que je le suis encore à Genève. » Ainsi se présente-t-il fièrement dans la deuxième Lettre de la Montagne. Il n’est pas exagéré de dire que Jean-Jacques est un enfant terrible de Calvin.

  Il distingue avec soin les Réformateurs et la Réformation.

  La Réformation consiste, nous dit Rousseau, en deux principes fondamentaux, la Bible pour seule règle de foi et sa libre interprétation par chaque croyant.

  Si Calvin a en effet posé la Sola Scriptura comme norme unique de la foi chrétienne, il n’a jamais recommandé la libre interprétation. Rousseau ne l’ignore pas : « Quel homme fut jamais plus tranchant, plus impérieux, plus décisif, plus divinement infaillible, à son gré, que Calvin, pour qui la moindre opposition qu’on osait lui faire était toujours un oeuvre de Satan, un crime digne du feu ? Ce n’est pas au seul Servet qu’il en a coûté la vie, pour avoir osé penser autrement que lui » (seconde Lettre de la Montagne).

  Sur quoi fonder l’autorité théologique ? À cette question, Calvin a répondu par la théorie du témoignage intérieur du Saint-Esprit. Dieu assiste et guide le croyant dans sa lecture de l’Écriture par le moyen du Saint-Esprit. Cette illumination intérieure est supposée lui donner une infaillibilité suffisante pour l’emporter sur un Concile tout entier.

  Rousseau remplace le témoignage intérieur du Saint-Esprit par la libre interprétation de l’Écriture. Cela vient directement de Jean-Alphonse Turrettini. Au XVIIIe siècle, c’est même un lieu commun de la prédication de l’Église genevoise. Le sens de la Bible est suffisamment clair sur les points essentiels, chacun est compétent pour en être juge, non en vertu d’une opération surnaturelle mais en vertu de sa seule raison. Contrairement à ce que pense Calvin, la raison humaine n’est pas viciée au point d’être rendue inutilisable. Le principe de l’évangélisme est la liberté et non la soumission à une autorité extérieure. Rien n’est plus éloigné de Rousseau que l’idée de la foi comme soumission ou abandon par l’homme de ses facultés propres.

  Cependant « n’admettre d’autre interprète de la Bible que soi » n’est-ce pas prendre le risque d’une dispersion à l’infini ? Le corps collectif de l’Église a-t-il la moindre chance d’exister s’il se résume à une addition d’opinions disparates ? La réponse à cette objection est la pratique de la tolérance réciproque. « Ils (les protestants) devaient tolérer toutes les interprétations sauf une, savoir celle qui ôte la lib erté des interprétations. »

  Par la tolérance réciproque, il est possible de faire corps, donc d’édifier une Église. Raison pour laquelle il ne peut y avoir de confession de foi contraignante, car une telle contrainte ferait voler en éclat la tolérance.

  Il a bien fallu constituer une Église suffisamment forte et cohérente pour résister à Rome. Mais le véritable lien communautaire de cette Église demeurait la diversité, en dépit des efforts de Calvin. Rousseau risque une comparaison politique : « C’étaient autant de petits États ligués contre une grande puissance et dont la confédération générale n’ôtait rien à l’indépendance de chacun. » La tolérance est ainsi une vertu personnelle, elle me permet de sauvegarder mon originalité, et politique puisqu’elle me permet de vivre avec les autres dans l’harmonie. La tolérance est en lien avec la théologie du contrat, laquelle vient de Calvin, qui influence beaucoup Rousseau, notamment dans sa réflexion politique. Si une Église est le résultat d’un contrat, pourquoi ce contrat ne serait-il pas, n’en déplaise à Calvin, celui de la tolérance mutuelle ?

  À l’inverse des non-conformistes, Rousseau n’est pas hostile à la perspective d’une Église d’État. Réflexe de citoyen genevois sans doute, qui se souvient que « la république était anéantie si le papisme reprenait le dessus » (seconde Lettre de la Montagne). Le souverain peut être le protecteur de l’Église, il peut mettre en forme un catéchisme, mais sans peser jamais sur les consciences.

  L’inquisition très sévère et la dure orthodoxie de la réforme genevoise s’expliquent par le fait que « Calvin sans doute, était un grand homme, mais enfin c’était un homme et qui pis est, un théologien »… S’il n’est que trop vrai que « de persécutés, les Réformateurs devinrent bientôt persécuteurs », cela ne prouve que l’inconséquence des hommes.

  Comme l’affirmait l’historien de la littérature Gustave Lanson (1857-1934), Jean-Jacques Rousseau fut bien un pur protestant libéral.

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Vincent Schmid
est pasteur dans l’Église protestante de Genève.
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