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Signification du judaïsme

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André Gounelle

En 2014, on a publié des inédits de Martin Heidegger sous le titre Les cahiers noirs ; il s’agit de manuscrits écrits entre 1931 et 1946 (pour la partie éditée) dans des carnets à couverture noire. Cette parution, qu’avait désirée Heidegger, a eu un grand écho dans les milieux intellectuels à cause de l’antisémitisme qui s’y exprime. On savait qu’Heidegger avait été nazi. Pour sa défense, on a longtemps souligné qu’on n’avait trouvé sous sa plume aucune déclaration franchement antisémite. Désormais, on ne pourra plus le dire.

Pour Heidegger, les juifs forment une nation « hors-sol », dépourvue d’une terre qui leur appartienne. Ils sont sans foyer ni patrie. Parce qu’ils n’ont pas, comme les autres peuples, un terreau « naturel » où s’enraciner, ils ont, selon Heidegger, créé le monde artificiel de la « machinerie » (la technique) et du calcul (la finance), où ils excellent et qu’ils dominent. Ce monde est nocif et délétère ; il dénature et corrompt l’homme. En y entrant ou en se laissant envahir par lui, on perd son âme, on abandonne son humanité, on devient chose parmi les choses. Heidegger veut revenir au primordial, à l’élémentaire, à l’initial dont l’Occident, pour son malheur, s’est détourné. Il en conclut qu’il faut éradiquer le judaïsme et, ainsi, l’empêcher de contaminer la nation allemande intimement liée à son terroir. Sa philosophie complexe et subtile rejoint ainsi la pire propagande nazie.

Labor et fides va publier prochainement un recueil, intitulé Christianisme et judaïsme, qui regroupe des textes de Paul Tillich sur le judaïsme. Tillich est né en 1886, Heidegger en 1889. Ils se sont rencontrés entre 1924 et 1926 à l’Université de Marbourg où ils enseignaient l’un la philosophie, l’autre la théologie. Malgré des proximités dans leurs analyses, ils aboutissent à des attitudes radicalement opposées.

Tillich voit, avant tout, dans le judaïsme un effort pour se libérer du paganisme. Paganus, qui a donné païen, veut dire « paysan ». Le paganisme est le culte paysan (mais pas forcément du paysan), autrement dit, la religion du champ familial et du village natal. Le philosophe Hans Jonas a bien vu que la pensée d’Heidegger, qui avait été son professeur, a une tonalité foncièrement païenne. Tillich définit le judaïsme à partir d’Abraham qui, à l’appel de Dieu, quitte son pays, sa patrie, la maison de son père et parcourt les routes du Proche-Orient. Il s’arrache à la domination de l’espace pour entrer dans le temps. Au lieu de crier « on est chez nous » et de pourchasser les étrangers, il rompt avec les idoles du terroir et opte pour le Dieu de l’histoire. Il ouvre ainsi à toutes les nations (qui sont bénies en son nom) un avenir pacifié. Ce que dénonce Heidegger comme une tare maléfique représente pour Tillich une « perle de grand prix ».

Qu’Israël soit devenu, après la guerre, un État avec un territoire ne modifie pas la perspective de Tillich. À ses yeux, plutôt qu’un peuple, une culture ou une religion, le judaïsme est une prédication qui s’adresse à tous les hommes, y compris aux juifs. Elle appelle à sortir des cloisonnements nationalistes et des enfermements identitaires pour cheminer vers un monde nouveau, celui de Dieu. Elle nous invite à construire ensemble une histoire commune, en nous rencontrant et en échangeant, plutôt que de nous détruire mutuellement en sacralisant et en opposant nos espaces respectifs. Alors qu’Heidegger préconise d’éliminer le message qui est le sens profond du judaïsme, Tillich, au contraire, exhorte à l’écouter et à le suivre.

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André Gounelle
est pasteur, professeur honoraire de l’Institut Protestant de Théologie (Montpellier), auteur de nombreux livres, collaborateur depuis 50 ans d’Évangile et liberté.
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