Parler de libre-croyant, c’est se placer dans une époque. Le terme est marqué. Il vient faire référence à ces libéraux du XIXe et du début du XXe siècle pour lesquels des questions telles que celles sur la doctrine, sur la place de la confession de foi et plus généralement sur celle de la liberté, étaient au coeur de leurs réflexions et des débats qu’elles ont suscités et qui ont animé, parfois divisé, le protestantisme de ce temps.
Sans faire un exposé historique, nous pouvons percevoir que la situation religieuse ou spirituelle que nous vivons aujourd’hui a, sur de nombreux points, des similitudes avec la situation de cette fin et début de siècles.
On était alors en pleine réflexion et dans la mise en place de la laïcité, et aujourd’hui nous vivons la sécularisation qui vient susciter des questionnements similaires et qui vient questionner le religieux lui-même.
Croyant libre ou libre-croyant ?
Alors que les débats étaient vifs lors du synode de 1872 et notamment autour de la question de la confession de foi, Athanase Coquerel dira dans une de ses prises de parole :
« On dira de nous au Synode du siècle prochain : Que de choses ces libéraux croyaient encore, en comparaison de ceux d’aujourd’hui ! »
Cette affirmation renferme également un questionnement qui vient nous interpeller directement aujourd’hui. Nous pouvons en effet nous poser trois questions :
Que croyons-nous ? C’est dire ce qui vient nous interroger sur la doctrine, sur les contenus de la foi, sur le socle commun ou sur les sources de divergences. La question que nous pouvons aussi nous poser est de savoir s’il y a une croyance immuable ou si, comme le suggère Coquerel, la croyance dépend de l’époque et reste en progression.
Comment croyons-nous ? et cela vient nous interroger sur la confession de foi, sa place, son autorité, son rôle et ses limites. Mais aussi sur l’articulation entre les différents objets de la croyance. Ce sont bien là les expressions de la foi qui viennent se questionner. Doit-on dire une croyance identique avec d’autres mots, d’autres références, ou bien la croyance elle-même se dit-elle dans son aujourd’hui, comme croyance nouvelle ?
Sommes-nous libres de croire ? Quelle place a la conscience face aux systèmes, aux fonctionnements qui dégagent des minorités et des majorités ? Mais aussi est-il possible et souhaitable, pour garantir la liberté, de donner à un texte, à un concept le statut de vérité ou d’absolu ? C’est peut-être ici un questionnement fondamental sur l’Église ou sur la religion de manière plus générale. Questionnement entre structure et attitude, entre institution et morale (éthique).
Doctrine et relativité
La doctrine, qui par définition est l’ensemble des dogmes, c’est-à-dire des vérités fondamentales, incontestables et intangibles, ne peut en aucun cas être relative. Et pourtant cette affirmation de Coquerel : « Que de choses ces libéraux croyaient encore, en comparaison de ceux d’aujourd’hui ! » introduit au cœur même de ce qui passe pour immuable, une invitation à penser une certaine relativité de la doctrine.
Pour schématiser, la doctrine affirme ce qu’est la vérité. Selon Vincent de Lérins (décès vers 445-450) : « Il faut veiller avec le plus grand soin à tenir pour vrai ce qui a été cru partout, toujours et par tous1 ». Il s’agit là d’un des critères pour distinguer la vérité de l’erreur en matière de doctrine ecclésiale.2
Même si Vincent de Lérins accorde aux sciences théologiques la possibilité de progresser, cela doit toujours se faire « selon leur nature particulière, c’est-à-dire dans le même dogme, dans le même sens et dans la même pensée ».
Pour réfléchir à la possible relativité de la doctrine, prenons comme idée que la base ultime de toute doctrine est la distinction entre le bien et le mal. Le bien étant ce qu’il faut choisir, ce à quoi l’humain est appelé. C’est ce que Dieu veut, c’est à travers cette volonté de bien, et même en étant source de tout bien que Dieu se révèle. L’Église a donc comme rôle, comme mission de proclamer ce bien, de guider dans la recherche de ce bien, et de garantir ce bien. C’est donc le rôle premier de la doctrine : l’enseignement du bien.
Le mal, à l’inverse est donc ce qu’il faut éviter. Il est source de perdition, il est le péché et il conduit à la punition. Le mal est ce qui éloigne de Dieu en éloignant l’humain du bien. L’Église est donc, grâce à sa doctrine, le seul garde-fou face à ce qui est mal, ou plutôt pourrions-nous dire que tout ce qui est étranger à la doctrine est mal.
La Genèse vient nous rappeler que le premier péché est sans doute de vouloir accéder à la connaissance du bien et du mal. C’est-à-dire à la distinction possible entre ce qui est bien et ce qui est mal.
Pouvoir distinguer entre les deux est donc le mouvement premier qui conduit à l’établissement d’une doctrine. Et la conservation de la doctrine est nécessaire pour justement faire le bon choix.
On pourrait penser que dans l’idée d’une humanité « sans péché », c’est-à-dire non marquée par la chute (on pourrait dire une humanité ontologiquement positive et bonne) la doctrine n’est pas nécessaire. Mais parce que l’humain est considéré comme pécheur, fautif, (ontologiquement négatif), il lui faut le secours, la béquille de la doctrine.
Un premier constat pourrait donc être que la nécessité ou non de la doctrine vient de l’anthropologie que nous avons. C’est déjà une manière de relativiser l’existence même de la doctrine.
Nous savons toutes et tous, également, que les notions de bien et de mal ne sont pas des notions universelles. Ce qui est considéré comme « bien » en Occident peut être considéré comme « mal » ailleurs et vice-versa. Le don d’un enfant à quelqu’un d’autre, dans une tribu kanak est une pratique courante. Alors qu’en France métropolitaine cela semble totalement impossible. Il en est de même de l’homosexualité, tout à fait (ou presque) acceptée en Europe et encore condamnée par la peine de mort dans certains pays.
Si le bien et le mal sont relatifs, alors on peut tout autant dire la même chose de la doctrine. À moins d’avoir encore une vision colonialiste d’une autre époque.
Enfin, on peut étudier la construction de tel ou tel dogme. Ainsi, en 1869, Albert Réville publiait une Histoire du dogme de la divinité de Jésus en montrant les circonstances de la création de ce dogme.
En questionnant de la sorte le dogme, il introduit une relativisation de ce dernier. Il n’est plus une vérité révélée mais une construction historique. Et s’il y a construction, il peut y avoir déconstruction, ou construction autre.
Confession de foi et Vérité
Si la doctrine est relative, elle ne peut être considérée comme l’expression de la vérité.
Entendons par vérité, ce qui est vrai de manière immuable et de toute éternité.
Nous pouvons ici rapidement faire une distinction entre le vrai et l’exact.
Disons que l’exact c’est la réalité historique, ce qui s’est exactement passé, ce que l’objet est dans son essence. Le vrai est de l’ordre du sens. Ce qui est vrai c’est ce que je ressens, pense, crois être vrai, c’est ce qui est vrai pour moi, c’est ce qui fait sens.
Mais si on se réfère à Descartes, « le vrai est ce qui ne permet pas son énoncé contraire ». Et ainsi le seul vrai est « Je suis ». Même la négation de cette affirmation implique un « je suis ».
Et le doute, en tant que questionnement pour différencier le vrai du faux, est nécessaire. Or le doute peut d’une certaine manière s’opposer au croire. « Je doute » et « je crois » sont deux opposés, l’un questionne un objet, l’autre affirme une conviction.Dès lors, la formulation d’une confession de foi en « je crois » ou « nous croyons » ne peut pas exprimer la Vérité. Ou du moins elle n’exprime qu’une vérité personnelle ou celle commune à un groupe, si tant est que l’on puisse trouver une formulation et une compréhension de cette dernière commune à plus de deux personnes.
Dire par exemple : « Je crois que Jésus-Christ est le Seigneur », même si cela passe pour être la confession la plus simple et donc la plus commune de la foi chrétienne, ne vient pas dire une même vérité chez tout le monde.
Encore faut-il savoir de quoi nous parlons quand je dis « Je crois ». Est-ce une conviction ? Une certitude ? Une espérance ?
Derrière les mots « Jésus » et « Christ », on peut mettre autant de définitions qu’il y a de personnes pour les dire, et l’accolade des deux vient encore dire une autre vérité qui sera différente de l’un à l’autre.
Quant au mot de Seigneur, s’il n’est pas source de division, il est source d’incompréhension, de contresens ou offre tout simplement un éventail de compréhensions qui iront d’un terme qui indique la divinité à celui qui reconnaît l’autorité d’un enseignement.
Finalement nous pouvons dire que les mots ne signifient pas toujours, et de manière universelle, la même chose.
Vouloir exprimer une vérité commune relève alors de l’impossible.
Une confession de foi ne peut être que l’expression personnelle et singulière d’un sujet croyant. Certes il est possible de s’associer à telle ou telle confession de foi, se reconnaître dans telle ou telle formule, mais, comme nous venons de le voir, la compréhension intime de chaque formule ou de chaque mot restera une compréhension personnelle et singulière.
Le « Nous croyons », dit ou récité lors d’un culte, ou même posé comme texte de référence détermine l’appartenance à une communauté, ce « Nous croyons » n’est toujours qu’un « Je crois » qui sera différent d’un autre « Je crois ».
Et comme l’écrit Samuel Vincent : « Les confessions de foi peuvent être nécessaires à la conservation d’une croyance particulière ; mais pour la conservation de la vérité, elles ne peuvent rien3. »
Liberté et religion
La doctrine étant relative et la confession de foi subjective, cela laisse au croyant une grande liberté.
Mais cette liberté dans le contenu et l’expression de la foi peut représenter un risque. À moins de croire en la possibilité d’une religion naturelle, cette liberté passe, aux yeux de beaucoup, pour une source de division. Ces positionnements face à la doctrine, à la confession de foi et à la liberté, ne sont pas nouveaux. Et s’ils agitent encore nos Églises et nos Synodes, cela n’est pas différent de temps plus anciens. Nous pouvons le voir dans les débats, parfois houleux, du synode de 1872 où la question de l’adhésion à la confession de foi pour être électeur et/ou ministre (voire membre de l’Église) s’est posée, et les positionnements étaient tranchés. L’affirmation/questionnement de Coquerel que nous citions plus haut est un exemple de position prise du côté des libéraux.
Mais avant même ce synode, Samuel Vincent dans les vues sur le protestantisme en France, analysait déjà les deux systèmes de pensées. Son analyse est encore d’une stupéfiante modernité.
Il écrira : « Ou les protestants sont une réunion de quelques hommes qui ont repoussé certains dogmes de l’Église romaine, pour mettre à la place les leurs, et qui les défendent avec la même persévérance et presque toujours les mêmes moyens ; ou bien, ils sont la réunion de tous les hommes qui veulent la liberté de conscience et d’examen, et qui ne veulent plus de la tyrannie spirituelle de Rome, ni de personne 4. »
La question qui se pose est bien celle de la « réunion », ou plus précisément de l’union. C’est là sans doute le principe même de la religion. Il s’agit de relier les croyants dans le but et par une union de croyance ou de foi. Samuel Vincent poursuit son analyse en disant que le premier système (manière d’être protestant) ne voit l’union que dans l’unité de toutes les croyances individuelles et par conséquent par l’exclusion de ceux qui ne partagent pas la croyance du corps dominant. Le problème c’est que dès qu’apparaît une discussion sur un sujet particulier, la position qui sera dominante imposera sa vision, en fera une règle et exclura ceux qui ne la partagent pas. C’est le système qui cherche à faire constamment des plus purs que les purs. On pourrait (avec humour) appeler ça le système à la Robespierre. On coupe les têtes de ceux qui sont perçus comme un danger pour la cause et un jour c’est nous qui aurons la tête tranchée. L’autre système est celui de la liberté, il est l’exact opposé du premier. On se réunit en se supportant, on cherche moins les différences que les ressemblances. Il permet l’émission des idées dans le but d’une recherche de vérité et ne pose aucune de ses idées dans un système dogmatique.
L’union vient de la discussion tandis qu’à l’opposé l’union vient de la décision.
Cette division en deux systèmes peut nous questionner sur la manière même de comprendre l’Église.
Soit elle est une communauté, ce qui signifie que ses membres partagent des intérêts communs, qu’ils adhèrent à une doctrine, qu’ils confessent une même foi. Soit elle est, et c’est d’ailleurs son sens étymologique, une assemblée. C’est-à-dire non pas un contenu, mais un temps. L’Église est, quand s’assemblent des croyants divers, en recherche de vérité. L’Église comprise comme une communauté est basée sur une définition ; comprise comme une assemblée elle se base sur le sentiment religieux.
Continuité ou rupture ?
Dans son livre Le Protestantisme libéral, ses origines, sa nature et sa mission, Jean Réville fait une distinction entre le libéralisme protestant et le protestantisme libéral. Si le premier est un libéralisme vis-à-vis de certains dogmes ou doctrines, le second est un ensemble de convictions différentes des doctrines traditionnelles des Églises. Regardons cette distinction en l’appliquant à notre sujet. Elle est intéressante pour répondre à la question : sommes-nous libres-croyants, ou sommes-nous simplement des croyants libres ?
Le libéralisme protestant Le protestantisme bénéficie, du moins en France, d’une sorte de capital de sympathie dû à sa « modernité ». Les non-protestants jugent cette confession religieuse plus « moderne », plus en « phase » avec la société. En un mot, il passe pour être plus libéral. Plus libéral que qui ? Plus libéral que l’Église catholique, qui reste encore majoritaire en France et qui influence encore la culture. Il passe aussi pour plus libéral par certaines de ses caractéristiques qui le démarquent des autres religions (dans leur composante majoritaire) notamment par le ministère féminin mais aussi par certaines positions éthiques prises par les Églises historiques concernant la bénédiction de couples de même sexe, le divorce, et la possibilité donnée aux pasteurs d’être mariés.
Mais au-delà de l’image que laisse encore le protestantisme dans la culture française, il y a bien quelque chose de libéral dans le protestantisme, même si ce dernier, dans certaines de ses dénominations, n’a rien de cette « modernité » qu’on lui prête.
Ce libéralisme protestant peut se comprendre ou se résumer dans ce qu’on peut appeler la doctrine des solae.
À partir du moment où les solae sont comprises comme les principes même du protestantisme, cela revient à une forme d’épuration de la doctrine. Et même si par la suite chaque sola sera comprise de manière différente, il n’en reste pas moins qu’elles sont l’irréductible de la doctrine « traditionnelle » du protestantisme. Et cette épuration de la doctrine peut être comprise comme une forme de libéralisme. Une libération de la tradition, des définitions théologiques complexes et des traités universitaires qui déclarent ce qu’est la saine doctrine.
Pour ce qui nous intéresse, nous pourrions nous arrêter sur la seule Sola Scriptura. Bien sûr nous pouvons avoir en tête la déclaration de Martin Luther devant la diète de Worms. « Ma conscience est captive de la Parole de Dieu ; je ne peux ni ne veux me rétracter en rien, car il n’est ni sûr, ni honnête d’agir contre sa propre conscience. »
Deux notions importantes viennent se dire ici et qui marquent ce libéralisme protestant.
La première est donc l’autorité seule des Écritures. Ce n’est plus un homme, ou un concile ou une confession de foi qui déclare d’autorité ce qu’il faut croire, mais c’est le texte biblique.
La seconde c’est la place de la conscience dans la lecture de ce texte.
On retrouve ici l’idée que c’est l’individu qui désormais se retrouve face à sa foi. Dès lors, on revient à notre déduction que la confession de foi ne peut être qu’individuelle pour être authentique et vraie.
Mais si le protestantisme apporte un vent de libéralisme sur la croyance dominante, s’il vient proposer une doctrine épurée en comparaison de celle du catholicisme, il n’en reste pas moins que le fond doctrinal reste le même. La Réforme est une forme de libéralisme, ce n’est pas une révolution encore moins une nouvelle religion. Et d’ailleurs l’épisode du bûcher de Servet vient bien rappeler que la dogmatique ne change pas et qu’elle ne doit pas être contestée. Le professeur Laurent Gagnebin s’interrogeait, au moment où les Églises luthériennes et réformées de France s’unissaient : « Est-il judicieux de mettre en tête de notre future et nouvelle déclaration de foi une affirmation de Dieu en termes trinitaires du moment que l’on sait parfaitement qu’une part non négligeable du protestantisme, représentée plus particulièrement par les libéraux, se méfie des formules dogmatiques et de celle de la trinité en particulier ? » Et il ajoutait : « On prétend unir et on commence par diviser ! c’est un comble5. »
Le synode de Lille de l’Église protestante unie de France en 2017 a adopté une nouvelle déclaration de foi. Ce texte qui ne se voulait pas, volontairement, doctrinal reste un cadre pour la foi des membres de l’Église. En 2019, c’est au tour de la Constitution d’être révisée.
Je voudrais m’arrêter un moment sur les textes de référence de l’EPUdF et voir (assez succinctement) les éléments en faveur d’un libéralisme protestant contenu dans ces textes et d’autre part voir en quoi le fondement doctrinal reste le même.
Le premier point que l’on peut souligner, c’est qu’autour de la déclaration, d’autres textes sont présents et viennent donner quelques précisions. Il y a dans la Constitution une Préface historique, un exposé des principes ecclésiologiques, une déclaration d’union est posée comme fondement de l’Église, la déclaration de foi. Il est précisé que chaque Église locale peut adopter une déclaration de foi particulière dans la seule limite que cette déclaration entend confesser la même foi que celle contenue dans la déclaration de 2017.
Il est rappelé la foi de l’Église universelle comme confession de foi a minima.
Confesser que « Jésus Christ est le Seigneur » est la seule condition pour être membre de l’Église locale (pas membre de l’AC).
Nous sommes là en présence d’éléments qui mettent en lumière une certaine forme de libéralisme dans l’Église.
Mais à côté de cela la doctrine, elle, ne souffre d’aucun accro. Pour rester en accord avec la Concorde de Leuenberg, l’EPUdF reconnaît « que l’exclusive médiation salvatrice de Jésus-Christ est le centre de l’Écriture et que l’annonce de la justification en tant qu’annonce de la libre grâce de Dieu, est la norme de toute prédication de l’Église.6 », et que l’Église confesse « la foi exprimée dans les symboles de l’Église Ancienne, foi au Dieu trinitaire, ainsi qu’à la divinité et à l’humanité de Jésus-Christ. »
La Confession de foi de La Rochelle et la déclaration de foi de 1938 demeurent les référence des Églises locales réformées.
En 2017, lors du travail sur la déclaration de foi, il avait été annoncé que ce texte devait servir de « carte de visite » de l’EPUdF. Jamais cette déclaration de foi ne devait avoir de caractère doctrinal. Or en 2019 le synode fait entrer le texte comme fondement des Églises locales et dans les prochaines modifications des statuts des associations cultuelles (AC), qui devront être déposées avant fin juin 2023, le texte de la déclaration est introduit dans un préambule. Et même si le texte reste ouvert, sans grande déclaration doctrinale, il n’en reste pas moins qu’il vient se poser comme norme de la foi. Le protestantisme, et particulièrement le protestantisme luthéro-réformé, contient une forme de libéralisme mais la doctrine reste traditionnelle et elle s’exprime toujours dans un texte. Certes ce n’est plus une confession de foi (bien que les anciennes restent la norme) qui vient dire ce qu’il faut croire, mais une déclaration de foi, qui vient donner un cadre dans lequel la foi peut ou doit s’exprimer.
Le protestantisme libéral
Bien trop souvent quand on veut dire ce qu’est un protestant ou ce qu’il croit, on commence par dire ce qu’il n’est pas et ce qu’il ne croit pas.
« Un protestant c’est quelqu’un qui n’est pas catholique », « un protestant ne croit pas en la vierge et n’a pas de Pape ». Ces expressions, malheureuses, expriment ce libéralisme protestant, mais ne mettent pas assez en avant la radicale nouveauté qu’il peut porter. Certes, en trop d’endroits, le protestantisme que nous proposons n’est rien d’autre qu’un « catholicisme changé de place ». Il ne reste qu’une négation quand il ne devient pas une autorité. Pour reprendre encore une fois la pensée de Samuel Vincent, citons ce qu’il écrit à ce sujet : « La religion protestante ne doit pas être seulement la rivale de la catholique ; elle doit avant tout être une religion […] elle ne doit pas être seulement une négation ; elle doit avoir aussi sa partie réelle et positive. Du principe elle doit passer à l’application7. »
Jean Réville souligne, quant à lui, que la négation est nécessaire pour reconstruire. Le protestantisme libéral est une négation, notamment parce qu’il rejette un grand nombre de doctrines traditionnelles catholiques ou protestantes. Mais si une réforme se présente nécessairement d’abord par son côté négatif, pour reconstruire ou pour réparer, il faut commencer par démolir. Et Réville ajoute « que rien n’est plus inexact que d’assimiler le protestantisme libéral à un bloc de négations. »
Le protestantisme libéral n’est donc pas une contre-confession de foi comme un négatif de photo. Car dans ce cas il serait la même chose que ce qu’il compte nier et il serait tout aussi dénonçable que ce qu’il veut dénoncer. Une religion à rebours comme le dirait Ferdinand Buisson.
Si nous voulions définir le protestantisme libéral nous prendrions le risque de passer à côté de l’entreprise car, par principe, il est indéfinissable. Et dès lors que l’on donnerait une définition, nous en viendrions à donner un corpus doctrinal et il ne serait donc plus le protestantisme libéral. On pourrait peut-être juste dire que la doctrine du protestantisme libéral est justement de ne pas avoir de doctrine. La doctrine de la non-doctrine. Cependant essayons quand même de trouver quelques éléments. Jean Réville le présente ainsi :
« L’ambition du protestantisme libéral, la mission qu’il aspire à remplir dans la société contemporaine, c’est justement de concilier la tradition et le progrès, de conserver ce qu’il y a de bon et de durable dans les expériences religieuses du passé, en le dégageant des formes vieillies et désormais inacceptables qui en compromettent la valeur pour l’esprit moderne, et de le combiner avec la culture spirituelle contemporaine, avec les besoins et les expériences du présent, avec les légitimes exigences de l’avenir8. » Il est quand même possible d’en dégager quelques traits :
Réville propose comme principes constitutifs du protestantisme libéral : « La souveraineté de la raison et de la conscience en matière religieuse comme dans tous les autres domaines de la vie spirituelle, autorité historique de la Bible librement étudiée avec les ressources de la science et en dehors de tout parti pris confessionnel ».
Un autre point de vue, qui va sans doute plus loin que celui de Réville, est celui de Ferdinand Buisson. Et tout son Manifeste du christianisme libéral peut être reçu comme une présentation de ce qu’est ce protestantisme libéral dont nous parlons.
Retenons quelques points :
Selon Buisson, le christianisme libéral doit être entendu comme « une religion ayant pour but unique le perfectionnement spirituel de l’homme et de l’humanité ». Il veut : Une Église, mais sans sacerdoce, Une religion, mais sans catéchisme, Un culte, mais sans mystères, Une morale, mais sans théologie, Un Dieu, mais sans système. Pour aller plus loin il écrira :
« Une religion de liberté qui défende à l’homme de fléchir devant une autorité infaillible, pape, Bible ou synode ;
Une religion de conscience, qui ne fasse croire à personne que son salut dépend de telle ou telle opinion ;
Une religion de raison, qui n’étouffe jamais l’essor hardi de la pensée, mais encourage la science et prêche le progrès ;
Une religion d’action, qui habitue à considérer comme hommes religieux, non pas ceux qui ont le plus de foi dogmatique, de formules pieuses ou de sentimentalité mystique, mais ceux qui en réalité font plus d’efforts pour être bons ;
Une religion d’égalité, qui donne à tous non seulement les mêmes moyens de les remplir en ôtant toute raison d’être à la tutelle dogmatique d’un clergé quelconque ;
Enfin et surtout, une religion d’amour qui rapproche, qui apprend aux hommes à s’entraider et à s’entr’aimer pour le bien commun de l’humanité. » Nous le voyons donc, même si ces définitions peuvent sembler d’une autre époque, elles ne perdent rien de leur force. Et elles peuvent retrouver toute leur pertinence dans le monde du XXIe siècle mais aussi dans nos Églises où le dogmatisme fait son grand retour.
Avec toute la radicalité théologique ou philosophique d’un Buisson nous pourrions reprendre cette idée que « le protestantisme libéral n’admet aucun credo collectif, il n’impose à l’Église, prise dans son ensemble, aucun dogme, aucun catéchisme comme règle obligatoire de foi commune. »
Laïcisation de la religion et théologie de la laïcité.
Nous pouvons nous questionner sur le fait de savoir s’il y a un lien ou une opposition entre doctrine, confession de foi et liberté ? En protestantisme libéral, du moins tel qu’ici présenté, il y a quelque chose d’incompatible, du moins pensé dans la définition simple et première de chaque terme.
En fait, là aussi nous pourrions reprendre la pensée de Buisson sur deux points.
Considérer le protestantisme non pas comme une doctrine mais comme une méthode, puis revisiter la notion de neutralité chez Buisson, comme manière de faire Église. Une sorte de laïcisation de la religion ou plutôt de théologie de la laïcité.
Le protestantisme comme méthode
Dans les lettres échangées avec Charles Wagner, Buisson montre l’évolution que propose le protestantisme.
Avec la Réforme, une première brèche est largement ouverte. C’est le refus d’une autorité. Même le dogme n’est pas remis en cause, la pensée religieuse est libérée du despotisme ecclésiastique.
Viendront ensuite d’autres penseurs tels Castellion ou Servet qui inaugureront une nouvelle méthode religieuse, celle du libre examen. Le dogme lui-même est questionné.
Cette méthode préfigure déjà la philosophie de Descartes autour de la question du doute pour découvrir le vrai.
Le protestantisme libéral choisit la méthode rationnelle, il suscite la libre réflexion et la libre discussion. Peu importent les résultats où cela va le conduire. Il reste fidèle à la libre réflexion de l’individu qui cherche le vrai plutôt que de s’enfermer dans une définition autoritaire.
Pour Buisson, le protestantisme conscient et conséquent n’est autre chose que la première application de la méthode de la libre-pensée.
Il écrit : « On dit parfois que le protestantisme aboutit à la libre-pensée. Non : il est déjà la libre-pensée. »
Oui le protestantisme est une méthode.
Il rejette l’autorité extérieure
Il rejette les a priori dogmatiques ou historiques
Il écarte le surnaturel notamment dans la révélation d’un absolu.
Le protestantisme n’est donc ni une doctrine, ni une confession de foi, il est une méthode, celle du libre-penseur religieux, ou du libre-croyant.
La neutralité
Buisson s’élève contre ce qu’il appelle la fausse neutralité. Celle qui encore aujourd’hui (et peut-être encore plus aujourd’hui) est réclamée à l’École. Celle qui consiste à faire de l’instituteur « un distributeur automatique de leçons de calcul et d’orthographe », n’exprimant aucune conviction. Cette neutralité-là, c’est un effacement, c’est l’impuissance et c’est l’insignifiance.
Si on l’applique à une réflexion sur Dieu, et par extension à l’Église, en tant qu’elle est le lieu où l’idée de Dieu se dit, cette fausse neutralité serait le non-questionnement. L’acceptation de ce qui est et qui a toujours été. Ce serait cette sorte de « faire avec ». Pas vraiment satisfait ou d’accord, mais on fait avec et du coup c’est ne pas oser autre chose. Pire que cela, c’est la posture de celui ou celle qui se dit « qui suis-je pour dire ce que je crois vraiment ? »
C’est la neutralité qui vient neutraliser, qui vient rendre comme mort, immobile, absolue.
Pour Buisson, il n’y a pas de neutralité au sens absolu et total de ce mot. Et si pour Buisson, l’École ne doit pas être une école de combat (contre le religieux), nous pouvons dire la même chose de l’idée de Dieu et de l’Église. Ne faisons pas de l’Église un espace de lutte. Lutte contre la pensée contemporaine ou contre la sécularisation. Une lutte sous forme de résistance mais aussi d’attaque. On se perdrait à vouloir lutter contre un phénomène inéluctable et nos armes ne seraient même pas les bonnes.
La véritable neutralité est le fait de se dégager de tout dogmatisme, c’est-à-dire de toutes idées affirmées comme fondamentales et incontestables. Ce n’est pas facile mais c’est salutaire.
En reprenant Buisson, « il faut définir le mot neutre par le mot laïque ». Tout comme pour l’École, l’idée de Dieu n’est pas neutre, mais elle doit être laïque d’esprit, laïque de méthode, laïque de doctrine. C’est-à-dire qu’on peut concevoir Dieu, le divin, avoir un sentiment religieux indépendamment de toute autorité extérieure à notre conscience.
Et la conscience c’est justement ce sanctuaire inviolable où se trouve Dieu.
La laïcité c’est donc la liberté de conscience et une théologie de la laïcité, c’est croire en un Dieu, un divin qui se présente librement à la conscience ou une conscience libre qui adhère à une idée de Dieu ou du divin.
Conclusion
Nous sommes toutes et tous ici très attachés à la liberté sans doute autant qu’à l’Évangile.
Dans nos Églises, peu de personnes affirmeront le contraire.
Mais tout reste encore une question de langage et surtout une question d’audace.
Oui je parle d’oser croire en toute liberté.
En 1938 la grande famille réformée se réunissait autour d’une déclaration de foi. Si l’union est toujours mieux que la division, et même si cette déclaration comportait un préambule qui permettait aux libéraux d’y adhérer, il semble bien difficile de faire tenir ensemble deux protestantismes si différents. Aujourd’hui nous le voyons bien, les courants, effacés durant un temps, reprennent de la force et en tant que protestants libéraux nous avons à y prendre notre part.
Là où certains veulent imposer la doctrine, proposons notre méthode.
Là où ils veulent imposer une confession de foi, proposons une neutralité et une liberté d’examen.
Là où ils proposent une liberté dans la soumission, proposons d’être des libres-croyants.
1. Vincent de Lérins, Le Commonitorium
2. C’est sans doute cela qui a inspiré Paul Valéry quand il écrit :
« Ce qui a été cru par tous, et toujours et partout, a toutes les chances d’être faux » – Paul Valéry, Tel quel, 1943
3. Samuel Vincent, Vues sur le protestantisme en France, 1860. p. 21
4. Ibid., p. 14
5. Évangile & liberté, novembre 2012
6. Constitution de l’EPUdF, Préface historique
7. Samuel Vincent, Ibid, p. 17
8. Jean Réville, op. cit., p. 147