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Sortir de la crise djihadiste

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Guillaume Monod

Trois ans après les attentats djihadistes de Paris, quels enseignements peut-on tirer de ce phénomène encore trop largement entouré d’ignorance et de préjugés ? Plus spécifiquement, quel avenir se dessine pour ceux qui ont été incarcérés pour « Association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste » (AMT), et qui, dans un avenir plus ou moins proche, retrouveront leur liberté ? Un premier bilan qualitatif indique qu’il est possible de les accompagner vers un désengagement de leur radicalisation utopique et violente. Avec l’équipe médico-psychologique de la maison d’arrêt de Seine-Saint-Denis, nous avons rencontré une cinquantaine d’entre eux, à qui nous avons proposé un suivi clinique. Une vingtaine d’entre eux ont accepté, et nous les suivons de façon hebdomadaire, depuis maintenant deux ans pour certains d’entre eux.

 Trois exemples de suivi

Ahmed a été incarcéré à l’âge de dix-sept ans, pour avoir tenté de rejoindre la Syrie avec son frère et son cousin. Il raconte comment, vers l’âge de quinze ans, il a commencé à éprouver le besoin de pratiquer un Islam rigoureux, en réaction à ses camarades de collèges, qu’il trouvait « hypocrites et obsédés par les biens matériels ». Pendant les vacances d’été, passées en Algérie « au bled, dans le village de mes grands-parents », il s’est ouvert de son souhait à son grand-père, espérant qu’il lui donnerait des conseils et des encouragements.

À sa grande surprise, son grand-père, bien que pratiquant et assidu à la mosquée, lui a déconseillé cet engagement, sans lui donner les explications qu’il réclamait. Dès son retour en France, il a néanmoins mis son projet à exécution.

Lorsque j’ai commencé à aborder avec lui les raisons du refus, il a été incapable de l’expliquer. J’ai émis l’hypothèse que cela avait peut-être un lien avec les années de guerre et d’attentats que son pays avait récemment connues. Il me répondit que son grand-père lui parlait facilement de la guerre d’indépendance et n’en semblait pas traumatisé. Je lui expliquai que je faisais allusion aux années 1990, surnommées la « décennie sanglante », et je fus étonné de constater qu’il n’avait jamais entendu parler de cela, qu’il ne savait pas ce qu’étaient le FIS ni le GIA. Après que je le lui ai brièvement expliqué, il fit le lien avec le rejet par son grand-père d’une pratique trop rigoureuse de l’Islam. Il finit l’entretien en demandant à me revoir, pour approfondir la discussion sur le passé récent de sa famille et de son pays d’origine. Les quelques mois de suivi clinique ont été centrés sur l’histoire de son pays, sa pratique de la religion et les enjeux géopolitiques contemporains, qu’il découvrit avec intérêt et dont il se mit à parler avec les codétenus qu’il fréquentait dans la cour de promenade.

À l’âge de dix-neuf ans, Bernard et des complices ont planifié un attentat contre une agence bancaire. Lors du premier entretien, il se montre virulent, défendant avec passion la cause de l’Islam et de la pureté de la religion contre un monde laïc et corrompu. Le but de l’attentat était de se procurer « un butin de guerre » afin de partir pour la Syrie « prêt au combat ». Puis il m’explique de façon très claire et détaillée sa conversion à l’Islam et son cheminement religieux; au cours de cet entretien, il aborde de façon superficielle son passé de dépendance à l’alcool et au cannabis, comme étant une autre vie à laquelle il a renoncé. Au lieu de lui faire évoquer son engagement de combattant et de croyant, je me suis attaché à le faire parler de son adolescence, en amenant progressivement la question du rôle de la religion et de sa conversion dans sa sortie de la drogue et de l’alcool. Lorsque mes allusions furent trop ouvertes, il mit fin à l’entretien, expliquant qu’il refusait de me parler, puisque je n’avais aucune intention de me convertir à mon tour. Il refusa les quelques rendez-vous que je lui proposais dans les semaines qui suivirent notre rencontre.

Lorsque je l’ai reconvoqué un an plus tard, il accepta le rendez-vous, et me parla de façon beaucoup plus posée, sans agressivité, n’évoquant plus le fait que je n’étais pas musulman. Il m’expliqua qu’il ne cautionnait pas ce qui se passait en Syrie, que Daesh avait commis des erreurs en contradiction avec l’Islam. Il était maintenant préoccupé par le sort des Rohingyas en Birmanie, et, à sa sortie, souhaitait aller les aider dans les camps de réfugiés.

Chafik et son frère jumeau ont été arrêtés à la frontière turco-syrienne, peu de temps après avoir fêté leurs vingt-et-un ans. Il avait voulu rejoindre Daesh pour étudier le Coran et l’Islam et participer à la création d’un état « qui vit vraiment sous la charia ». Avec un collègue psychologue, nous l’avons suivi pendant deux ans. Progressivement, il a renoncé à son projet syrien, le remplaçant par un projet d’études en Arabie saoudite pour devenir imam, expliquant que c’était un statut social respecté en France et que la doctrine du wahhabisme lui convenait. Puis, après de nombreux entretiens et discussions au parloir avec sa famille, il finit par admettre qu’étudier en Arabie n’était pas sans inconvénient, sur le plan de la nourriture, du climat, des loisirs, du rapport avec les femmes, et que finalement il préférait prendre une année sabbatique après sa libération, pour aller visiter d’autres pays musulmans, découvrir d’autres doctrines et choisir celle qui lui convenait.

Les axes de travail autour de la radicalisation

 Le médical

Le travail clinique doit se faire en tenant compte du fait que moins de 10 % des personnes incarcérées pour AMT présentent un trouble psychiatrique. Ces personnes-là sont prises en charge sur le plan médical non pas parce qu’elles sont radicalisées, mais parce qu’elles présentent un trouble psychiatrique.

Pour les autres, s’ils ne souffrent pas de maladie psychiatrique à proprement parler, telle que la schizophrénie, certains, comme Bernard, doivent être pris en charge pour les problèmes de santé et d’hygiène qui ont été l’un des moteurs de leur radicalisation.

Le suivi clinique que nous faisons se base sur trois règles fondamentales. La première est de ne pas tomber dans un rapport de force. Les obliger à reconnaître leurs torts ou devoir se justifier est stérile sur le plan clinique et les renvoie à ce qui se passe devant la police et les juges. La deuxième est de parler de religion. Cela ne remet pas en cause la laïcité du service médical ou de la prison, institutions qui ont elles-mêmes des ministres et des lieux dédiés pour les divers cultes. Cette approche est incontournable car elle est à la base de leur engagement. La troisième est de ne pas les faire cheminer en arrière. L’optique illusoire de « remettre les compteurs à zéro » revient à nier leurs histoires intimes et leurs besoins d’engagement et de reconnaissance, comme pour Chafik. Nous les avons au contraire encouragés à suivre leur engagement à partir de l’endroit où ils étaient quand ils ont été incarcérés, en les aidant à sortir des impasses et de la violence où ils s’étaient perdus.

 La politique

Toute stratégie politique doit se baser sur le fait que leurs connaissances en la matière sont extrêmement faibles et constituées de clichés éculés. Les convertis, « Français de souche », représentent le tiers des effectifs des radicalisés, les deux autres tiers sont issus de familles maghrébines. Leur désintérêt du fait politique est pointé par le fait que pour la quasi totalité d’entre eux, ils ne se sont pas intéressés à ce qui se déroulait dans leur pays d’origine lors des « Printemps arabes ». Comme le montre l’exemple d’Ahmed, s’ils ont quelques connaissances des enjeux géopolitiques qui se jouent au Proche-Orient, ils sont paradoxalement très ignorants de l’histoire politique de l’Islam. Ils se lamentent de l’abolition du califat en 1924 et ignorent généralement que ce ne sont pas les puissances chrétiennes qui l’ont imposée, mais qu’elle s’est faite à l’initiative des musulmans eux-mêmes, en la personne de Mustafa Kemal, le fondateur de la République turque.

Comme l’explique l’ouvrage de Laurence Louër, Sunnites et chiites, histoire politique d’une discorde, il est maintenant établi que le projet de Daesh est organisé par les anciens officiers de Saddam Hussein, dans le but de recréer l’état totalitaire qu’ils ont perdu, la religion étant pour eux un prétexte au service d’une organisation de type mafieuse. Cette réalité politique explique que de nombreux djihadistes sont revenus spontanément en France, désillusionnés par ce qu’ils ont pu vivre sur place. Comme me l’a dit un jeune homme de vingt-cinq ans qui a passé quatre mois en zone de guerre : « on passait plus de temps à se battre entre groupes rebelles que contre Assad. Je suis parti parce qu’ils étaient encore plus ignorants que moi sur la religion ».

 Le social

La pauvreté, le déclassement social ou la rupture des liens familiaux ont longtemps été mis en avant comme une cause majeure de la radicalisation de ces jeunes gens. Les études récentes montrent que ce n’est qu’un facteur marginal, car la majorité des jeunes radicalisés proviennent des classes moyennes et sont parfaitement intégrés au sein de leur famille. Sur la quarantaine d’apprentis djihadistes que j’ai rencontrés, la moitié avaient le niveau bac – général pour certain, professionnel pour les autres. À quelques rares exceptions près, tous vivaient paisiblement chez leurs parents, ou bien étaient régulièrement en lien avec eux.

Il existe cependant une dimension sociale dans le processus de radicalisation et du djihadisme, qui est celle non pas d’un militantisme syndical national mais d’un engagement humanitaire international. Comme le montre le cas de Bernard, le principe de l’engagement humanitaire est plus important que la nature de la cause ciblée. Que l’engagement soit pour Daesh ou les Rohingyas importe peu, ce qu’il recherche est une cause spirituelle suffisamment chargée de sens pour qu’elle le tienne solidement et lui donne la force psychique de ne pas retomber dans la dépendance alcoolique ou cannabistique.

La théologie

Leurs connaissances théologiques de l’Islam sont à peine plus fournies que les politiques, mais ils sont conscients de leur ignorance et font preuve d’une volonté sincère d’apprendre.

S’imaginer qu’ils vivent le djihad comme une guerre sainte où ils reviendraient en France les armes à la main pour convertir de force et tuer ceux qui le refusent est un cliché erroné qui ne peut qu’aboutir à de mauvaises stratégies de prise en charge. Ils partent pour créer un État musulman et y vivre, en attendant que se réalise la prophétie concernant la ville syrienne de Dabiq, là où se livrera la bataille ultime du bien contre le mal, qui est l’équivalent coranique du site biblique de la montagne de Megiddo, Har-Magedone ou Armageddon. Selon la prophétie, à la suite de cette bataille, les pays non-musulmans se convertiront spontanément, sans qu’il soit nécessaire de leur faire la guerre. Il est significatif à cet égard que les pays les plus symboliques de la chrétienté, l’Italie et le Vatican, n’ont jamais été la cible d’attentats, et qu’en France, les lieux de cultes n’ont été qu’une part minoritaire des cibles choisies.

Un travail axé sur la religion doit se baser sur le fait que leur quête de savoir est sincère, et que ce qui importe n’est pas de leur enseigner un islam « modéré », mais, comme pour Chafik, de leur faire découvrir la variété des courants théologiques afin qu’ils puissent se construire eux-mêmes leur bagage théorique, sans qu’il leur soit imposé de l’extérieur dans une démarche au mieux paternaliste et infantilisante et au pire autoritaire et castratrice.

Le mythologique

Ce qui émerge progressivement au fil des entretiens avec chacun de ces aspirants au djihad est la volonté profonde de se construire soi-même en tant que sujet moralement autonome. Cette construction d’une subjectivité se fait par l’adhésion à un corpus d’idées, de sentiments, de passions, de raisons, de liens sociaux, qui s’inscrivent avant tout dans une lecture mythique des temps modernes.

« Je m’attache les cheveux en chignon, m’expliquait ce lycéen en échec scolaire, c’est comme ça que faisait le Prophète quand il partait pour une bataille » ; « en Afghanistan, m’a affirmé ce gérant d’un restaurant familial, les corps de soldats américains se décomposaient et sentaient la pourriture, mais ceux des moudjahidins étaient brillants comme en pleine lumière et sentaient le musc » ; « quand tu pars pour te battre, témoignait ce converti arrêté par la gendarmerie à la frontière turco-syrienne, d’abord tu as peur, ensuite tu sens que Dieu te guide comme si tu étais un des compagnons du Prophète et que même dans la mort, tu seras vainqueur ». Ces convictions profondes, mélange de superstition et de virilité, révèlent une conception du djihad qui est bien plus mythologique que théologique ou politique.

Depuis l’épopée afghane de Ben Laden en lutte contre l’« Empire du mal » soviétique, les politiciens, journalistes et universitaires de toutes confessions et de toutes convictions, les réseaux sociaux et les médias de tous les pays du monde, ont repris, validé et nourri un immense corpus de « contes et légendes du djihad ». Celui-ci glorifie ou dénigre ces moines soldats, héros et serviteurs d’un califat fantasmatique et intemporel, qui ont bien plus de proximité spirituelle que l’on ne veut l’admettre avec les Chevaliers de la Table Ronde et leur quête du Graal.

Si les vidéos des recruteurs mélangent des images de prédications et de témoignages de combattants et martyrs avec des extraits des mythes modernes que sont les sagas cinématographiques telles que La Guerre des ÉtoilesLe Seigneur des Anneaux ou Harry Potter, ce n’est pas uniquement dans un souci de parler aux jeunes avec les références qu’ils connaissent, c’est surtout parce que ces films décrivent les aspirations profondes et intemporelles de ces adolescents en mal d’aventure et de sens à leur vie.

Pour chacune de ces épopées hollywoodiennes, le scénario est construit sur la même trame narrative que le départ pour le djihad en Syrie : un jeune homme que rien ne prédisposait à sortir de l’anonymat (Luke Skywalker, Frodon Sacquet ou Harry Potter) apprend que le mal menace le monde. Il part avec ses amis à la recherche d’un sage (Yoda, Gandalf ou Dumbledore) qui lui enseignera les secrets lui permettant de battre le seigneur du mal (Dark Vador, Sauron ou Voldemort). Par la grâce du djihad, virilité et héroïsme se subliment en idéal de fertilité. Le terme final du voyage initiatique n’est pas d’être uniquement un soldat de Dieu mais d’être le patriarche d’une nation pure et neuve.

Les vertus de virilité et d’héroïsme sont recherchées par les jeunes djihadistes pour le plaisir narcissique qu’elles procurent. Mais elles ont par-dessus tout une fonction de purification du passé et de rédemption, qui leur permet d’éradiquer la souillure du mal et de préserver la pureté morale et physique de la lignée qu’ils aspirent à fonder.

Les filles, comme les garçons, partent à la recherche d’un matriarcat et d’un patriarcat idéalisés qui se concrétisent dans la fondation d’une descendance pure, indemne de toute souillure qui s’opposerait à la loi divine.

L’universalité de cette aspiration est soulignée par le fait que la pureté est au fondement de mythes intemporels, tel que celui rapporté par Sophocle dans son Antigone. Comme le proclame l’héroïne éponyme à son oncle Créon, qu’elle accuse d’être devenu un dictateur : « Je ne pense pas que tes décrets soient assez forts/pour que toi, mortel, tu puisses passer outre/aux lois non écrites et immuables des dieux ». Cette tragédie prend pour point de départ la guerre civile et la violence politique pour ensuite réfléchir sur le thème universel du conflit entre la loi divine et la loi humaine, la pureté et la souillure.

Le mythe antique de l’Alliance entre Dieu et Abraham trouve un écho particulièrement significatif chez les candidats au départ en Syrie. Comme le proclame la sourate 3:67-68, si Adam est considéré comme le père de l’humanité et Noé son sauveur, Abraham est le père du monothéisme. L’histoire d’Abraham est racontée en détail en Genèse 12:1-3 : « L’Éternel dit à Abram : Quitte ton pays, ta famille, la maison de ton père et va dans le pays que je te montrerai ». Les candidats au djihad passent systématiquement par l’étape initiatique du changement de nom, pour prendre une kunya (pseudonyme, nom de guerre) construite à partir du mot Abou (père) pour les garçons et Oum (mère) pour les filles. Ce changement de nom, traditionnel dans les pays de culture musulmane, trouve une signification particulière dans le cadre du départ pour la Syrie, quand l’on se souvient du fait que pour sceller l’alliance, l’Éternel changea le nom d’Abram en Abraham (Genèse 17:4-5): « Voici mon alliance que je fais avec toi. Tu deviendras père d’une multitude de nations. On ne t’appellera plus Abram ; mais ton nom sera Abraham ». Abram est la contraction de Abou Ram, le père très haut, et Abraham celle de Abou Raham, père de la multitude, père des nations.

Cette construction de soi au travers de la mythologie a une finalité qui dépasse la simple aventure héroïque. Elle a pour terme ultime, dans un délire mégalomaniaque d’auto-engendrement, la construction de sa propre filiation définitivement purifiée de toute souillure.

 Le méta-discours du désengagement

Si les outils des axes de travail médical, politique, social, théologique se conçoivent facilement, ceux de l’axe mythologique semblent moins évidents – ce qui souligne l’appauvrissement de notre société en ce domaine. Ils existent pourtant et doivent être au centre de toute prise en charge de ces jeunes gens en quête de sens. Le travail doit se fonder sur l’idée princeps que ce qui est inacceptable dans la radicalisation et le djihad, ce ne sont pas les ressorts profonds de l’âme humaine en quête de sens et de pureté, mais l’utilisation de la violence pour y parvenir. Tout aussi utopique et naïf que soit l’idéal de construire une société égalitaire et pure, il n’est pas condamnable en tant que tel – c’est le recours au terrorisme et au meurtre de masses pour l’imposer qui est l’interdit universel.

L’objectif ne doit pas être d’imposer un contre-discours de déradicalisation, qui ne ferait que les conforter dans l’idée qu’ils sont engagés dans une lutte à mort du bien contre le mal, mais de leur proposer un métadiscours qui leur permette de sortir de la violence. Un contre-discours se contente de réaffirmer l’interdit et de délimiter la sanction ; un méta-discours les englobe et les dépasse, en permettant de conserver leurs aspirations morales tout en renonçant à la lutte armée. Le méta-discours aide à « raccrocher les gants » sans subir l’opprobre de la trahison.

Chaque prise en charge doit être individuelle, et peut être construite à l’aide de quelques principes, qui ne sont pas des contraintes à respecter mais des sources d’inspiration.

— Prendre au sérieux le discours des radicalisés (ce qui ne signifie pas le cautionner ni l’excuser) afin de ne pas penser en termes de bien et de mal, d’ami et d’ennemi, mais en terme de complexité de l’esprit humain, en quête d’un chemin initiatique de construction de soi.

— Orienter de façon constructive les mécanismes de camaraderie à la base de l’engagement djihadiste, en favorisant des projets sociaux et humanitaires que recherchent les adolescents, tels que les scouts musulmans de France peuvent en proposer.

— Favoriser les débats scolaires, universitaires, médiatiques, sur la place de la spiritualité dans l’espace public, sortir du débat radical et stérile qui assimile la laïcité à l’exclusion du religieux de la sphère publique, et re-questionner le sens du religieux qui ne se réduit pas à un développement personnel de type « old-age ».— Tirer les leçons du passé face à un phénomène qui n’est pas nouveau. Comme le rappel Marc Trévidic, ancien juge anti-terroriste : « Un jeune Corse encagoulé dans le maquis, qui parade lors d’une conférence de presse du FLNC en caressant son arme, a beaucoup plus de points communs avec un jeune djihadiste qu’il ne voudra l’admettre […] Nos terroristes d’extrême gauche, type Action directe, étaient à peu près faits dans le même moule que nos djihadistes du XXIe siècle. Rien n’a changé. L’idéologie n’est pas la même, certes, mais reste une idéologie ».

— Réfléchir sur le parcours de ceux qui sont passés par la radicalisation violente et en sont sortis. Au cours des années 1990, en réaction au massacre des musulmans par des chrétiens lors de la guerre de Bosnie, un jeune converti, David Vallat, s’est engagé dans le terrorisme islamique, puis, lors de sa détention, a trouvé dans ses lectures et ses rencontres les clés de son rejet de la violence. Partie pour l’État islamique en 2015, Sophie Kasiki a vécu la douleur d’un engagement religieux sincère et la trahison de ceux qui l’avaient recrutée.

— Offrir des figures et des lieux d’identification, mythologiques et réels, autres que les salafs salihs (les « pieux prédécesseurs » compagnons de Mahomet) et les moudjahidins afghans glorifiés par les vidéos de propagande : le légendaire marin Sinbad, qui est à l’Orient ce que Ulysse est à l’Occident ; les savants et philosophes tels que Al-Khwârizmî, inventeur de l’algèbre, qui continue à faire « plancher » tous les collégiens et lycéens de France ; Ibn Rochd, connu sous le nom de Averroès, médecin et philosophe, qui a influencé nombre de théologiens et philosophes chrétiens, tels que Siger de Brabant, Maître Eckhart, Dante Aligheri ; l’explorateur Ibn Battuta, quasi contemporain de Marco Polo, qui comme lui a voyagé en Chine et, de plus, a traversé le Sahara pour explorer le Mali ; Ibn Khaldûn, historien et homme politique du XIVe siècle, dont les travaux descriptifs du monde musulman de son époque le font considérer par certains comme le précurseur de la sociologie, et dont les politologues contemporains utilisent les écrits pour expliquer les mutations sociales et politiques actuelles au Maghreb et au Proche Orient ; des lieux symboliques tels que les Bayt al-Hikma, « maisons de la sagesse », institutions intermédiaires entre les écoles philosophiques de la Grèce antique et les universités médiévales européennes.

 « Ne craignez point »

Au début de l’année 2018, sur le terrain irakosyrien, les soldats de Daesh sont en pleine déroute. Les pouvoirs publics estiment à 1 700 le nombre de Français partis pour la Syrie, dont 300 sont revenus, ce qui est à mettre en perspective avec les 6 millions de réfugiés syriens ayant fui leur pays. Nous sommes bien loin du redouté tsunami de guerriers islamistes, revenant la kalashnikov en bandoulière. Tout aussi odieux que soient les crimes des Merah, Kouachi, Coulibaly et autres Abdeslam, ils restent l’exception et non la règle des milliers de radicalisés vivant aujourd’hui en France.

La prise en charge des djihadistes doit nous inviter à redoubler d’effort pour aider les jeunes gens à mener des projets de vie et de société, et nous forcer à réfléchir à ce à quoi la radicalisation nous renvoie, plus particulièrement la nature du mal que nous redoutons. En particulier, le lieu commun selon lequel la prison est un foyer de radicalisation et produit des générations spontanées de suppôts du mal n’est pas sans évoquer 1792 et la peur de l’ennemi prussien déferlant à nos frontières, qui avait abouti aux délires sanguinaires et irraisonnés des massacres de septembre dans les prisons françaises.

Si tant de jeunes gens se radicalisent et quittent aujourd’hui la France, leur famille, leur pays de naissance, pour rejoindre un pays dont ils ignorent tout, à commencer par la langue, c’est que le mythe du djihad leur offre l’opportunité de partir en quête d’un idéal, d’acquérir un savoir qu’ils n’ont pas trouvé dans les écoles de la République et de donner à leur vie une dimension héroïque qui dépasse et transcende la stérilité d’un quotidien ennuyeux. « Avec deux potes, m’a dit un jeune détenu ayant participé à des combats en Syrie, on est partis comme si on se jetait d’une falaise ».

L’ignorance conduit à la peur, la peur à la haine, la haine à la violence. Telle est l’équation. Averroès.

Pour aller plus loin

Hamit Bozarslan, Quand les sociétés s’effondrent, perspectives khaldûniennes sur les conflits contemporains, revue Esprit, janvier 2016.

Sophie Kasiki, Dans la nuit de Daech, confession d’une repentie, Robert Laffont, 2016

Marc Trévidic, Terroristes, les 7 piliers de la déraison, JC Lattès, 2013.

David Vallat, Terreur de jeunesse, Calmann-Lévy, 2016.

Image de Guillaume Monod
Guillaume Monod
est pédopsychiatre en région parisienne. Ancien contrôleur auprès du contrôleur général des lieux de privation de liberté, il continue de pratiquer en milieu carcéral pour une prise en charge des mineurs détenus et de leur famille. Il a notamment publié Tiphaine ou le silence du moi chez Albin Michel.
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