À côté de ce qui me parle, m’inspire, m’exalte et me nourrit, je lis dans la Bible des choses que je n’aime pas du tout. Parmi ce qui me heurte, il y a le visage sombre, obscur, inquiétant, voire terrifiant de Dieu que nous présentent certaines pages : un Dieu guerrier et cruel qui châtie durement ses adversaires, un Dieu jaloux, vindicatif qui sanctionne impitoyablement ceux qui lui désobéissent (et, après eux, leurs enfants), un Dieu terrible qui entre (même s’il le fait lentement) dans de grandes et fortes colères, un Dieu qui envoie le déluge et les plaies d’Égypte, qui demande à Abraham de tuer son fils, qui ordonne l’extermination de villes entières, qui fait massacrer les prêtres de Baal, etc. Ces textes horribles scandalisent les incroyants qui en concluent que le monothéisme biblique, plus que toute autre religion, préconise et engendre la violence. Ils embarrassent les croyants pour qui ils contredisent le message évangélique.
Trois pistes
Comment les comprendre et qu’en faire ? Trois pistes, non pas concurrentes mais complémentaires, et convergentes, s’ouvrent à nous.
La première serait de les supprimer et d’en expurger nos éditions de la Bible. Ainsi, Thomas Jefferson, le troisième président des États-Unis avait édité un Nouveau Testament qui ne contenait que les extraits qui lui convenaient. Avouons-le, sans le dire nous faisons souvent de même. Nous ignorons et oublions certains textes. Nos prédications et catéchèses n’en parlent jamais. Il y a là, certes, de la sagesse, mais aussi de l’hypocrisie et de la lâcheté. Il serait plus franc et courageux de déclarer publiquement qu’ils ne sont pas porteurs pour nous d’un message ou d’une parole venant de Dieu. Nos Églises ne devraient elles pas sérieusement « désacraliser » la Bible ? La « désacraliser » ne signifie pas l’abandonner, la rejeter, ne plus s’en réclamer ni s’y référer, mais reconnaître qu’à côté de la prédication de la grâce, de l’amour et de l’appel à devenir de nouvelles créatures, il y a en elle des passages qui ne sont pas « justes et saints », mais plutôt démoniaques ou diaboliques. On pourrait parler de « versets sataniques » où Dieu sert de prétexte et de justification aux mauvais instincts de l’homme.
Les exégètes nous indiquent une deuxième piste. Ils nous incitent à lire les textes non pas en les isolant, mais en les mettant en tension avec d’autres dans un vaste débat. Ainsi, après avoir égorgé les prêtres de Baal au Carmel, le prophète Élie a une vision au Mont Horeb où Dieu ne se trouve pas dans l’éclatant, le tonitruant et l’effrayant mais dans un « murmure doux et subtil » (1 R 18-19) : comment ne pas y voir un désaveu de la scène bruyante et sanglante du Carmel ? Dany Noquet a relevé les affirmations de xénophilie qui contredisent la xénophobie, souvent affichée, du peuple hébreu. Il a montré qu’à l’image de l’Égypte pays de l’esclavage s’opposait celle qu’on présente ailleurs de l’Égypte terre du salut. La violence approuvée par certains textes est dénoncée par la bienveillance préconisée par d’autres. Le message biblique se situe dans ce mouvement de reprise et de rectification et non dans des textes isolés : il annonce que la religion surmonte et dépasse l’horrible qu’on commet en son nom. Je discerne une troisième piste dans des travaux récents d’historiens de l’écriture et de la composition de la Bible. Ils ont été amenés à dater du retour de l’exil de Babylone (au VIe siècle avant Jésus-Christ) la rédaction de la plupart des livres qui composent l’Ancien Testament. Même si on y trouve des « traces de mémoire » (selon l’expression de Thomas Römer) de temps plus anciens, ils construisent une histoire fictive, une sorte de parabole, en fonction de situations et de problèmes bien postérieurs à l’époque dont ils sont censés raconter les événements. Ils projettent dans un passé, dont ils offrent un récit légendaire, les expériences, les préoccupations et les orientations qui sont les leurs. Ainsi, on estime que la description des mauvais traitements infligés aux hébreux dans l’Égypte avant l’exode raconte en fait ce qu’ont subi les déportés en Assyrie ou à Babylone. De même, il n’y aurait pas eu conquête de la terre promise et extermination des Cananéens, mais la narration fortement imaginaire qu’on en donne sert à lutter contre la perte d’identité qui menaçait Israël au retour d’exil.
L’égyptologue allemand Jan Assmann écrit : « … les massacres dont rendent compte les textes bibliques, perpétrés sur les adorateurs du veau d’or ou les prêtres de Baal… concernent le peuple juif lui-même ; ils visent à éliminer les Égyptiens ou les Cananéens en nous, en notre sein et dans notre cœur » (Le prix du monothéisme, p. 32) ; « La violence n’est pas dirigée vers l’extérieur contre des étrangers ou des païens, mais vers l’intérieur » (Violence et monothéisme, p. 115-116). « Les prophètes ne parlent pas des païens, c’est-à-dire des autres religions, ou des religions des autres, mais de leur propre religion » (ib. p. 98). Assmann pense que le Canaan biblique désigne en fait le « paganisme intérieur » des juifs. Le combat contre l’idolâtrie signifie : « Tu dois exterminer le païen qui est en toi » (ib. p. 135). La brutalité des récits traduit la rupture radicale qu’Israël a voulu opérer avec son polythéisme passé. Le caractère jugé théologiquement ou religieusement décisif de cette rupture se traduit par l’extrême dureté des faits et des épisodes racontés. On a donc une violence plus symbolique que factuelle.
Aller plus loin
À mes yeux, la foi chrétienne se construit dans un combat constant entre l’Évangile et les structures (religieuses, politiques, économiques, psychologiques et morales) de pouvoir et de domination qui cherchent à s’en emparer et à l’utiliser à leur profit. « Évangile », conformément au Nouveau Testament, désigne ici la bonne nouvelle, annoncée par Jésus (ce qui ne veut pas dire qu’il en ait l’exclusivité), que Dieu aime les hommes et les sauve. Par « sauver » j’entends qu’il les arrache à leur inhumanité et travaille à les rendre vraiment, authentiquement humains (le message biblique est pour moi, et je ne suis pas le seul, un message foncièrement humaniste). En langage plus théologique, l’Évangile proclame que la vie est aux prises avec les puissances du mal et de la mort et que, sans les éliminer, elle en triomphe ; c’est le sens de la Croix et de la Résurrection.
Cette lutte traverse l’ensemble de la religion biblique et des religions qui en sont issues ; elle commence avec le Premier Testament, se poursuit avec le Nouveau et se continue dans l’histoire de l’Église. De ces trois moments, je pense que c’est dans celui du Nouveau Testament que le positif s’affirme le plus nettement et le plus fortement contre le négatif, d’où l’importance centrale que je lui accorde. J’interprète les pages sombres de la Bible et les actions sinistres de l’histoire des monothéismes abrahamiques dans le cadre de cet affrontement. Elles attirent l’attention et suscitent la vigilance. La religion, à côté de sa face « angélique » a des aspects négatifs et dangereux. Il faut exprimer ces aspects pour les surmonter et pour saisir la force et la pointe du message évangélique.
Selon une formule de Paul Riœur, je vois dans l’Évangile « le combat de la religion contre la religion au sein de la religion » ou, dit autrement, le combat de la religion authentique contre la religion aliénée ou pervertie. Quand Castellion, à la suite du bûcher de Michel Servet, apostrophe Calvin : « Nous diras tu, à la fin, si c’est le Christ qui t’a enseigné à brûler des hommes ? », il oppose l’Évangile au représentant d’une Église et d’une cité violentes, à l’organisation oppressive et intolérante. Il faut « évangéliser Dieu » écrivait Raphaël Picon dans un éditorial récent (avril 2014), ce qui implique d’évangéliser notre lecture de la Bible, notre religion et de nous évangéliser nous mêmes dans notre pensée et nos pratiques.